De la Crimée impériale aux Jeux pharaoniques de Sotchi
La conquête du Caucase par la Russie s’est achevée dans les années 1860, au terme d’une longue guerre dont le massacre des Tcherkesses à Krasnaïa Poliana – là où se dérouleront les épreuves de montagne des Jeux olympiques de Sotchi – constitue un des derniers et des plus terribles épisodes. L’histoire de Sotchi est plus tardive encore que celle de Sébastopol et d’Odessa, deux villes créées après l’incorporation de la Crimée à l’Empire russe en 1783. Sotchi est fondée en 1838, à la suite de l’annexion de la région par les Russes après une guerre contre l’Empire ottoman. Elle prend alors le nom de Fort Alexandria et n’est baptisée Sotchi qu’en 1896, du nom d’une rivière dont la source se trouve dans les montagnes du Caucase, à plus de 2000 mètres d’altitude, et qui vient se jeter dans la mer Noire.
Dans la foulée du développement du tourisme de la seconde moitié du XIXe siècle, mais aussi des efforts de la Russie impériale pour stabiliser le Caucase, Sotchi devient une des stations balnéaires les plus agréables du littoral de la mer Noire, même si la Crimée reste le lieu de résidence préféré de la Cour impériale et de l’aristocratie russe.
La révolution et la guerre civile mettent un terme provisoire à l’essor de Sotchi, mais le développement de la ville reprend dès les années 1930, lorsque les stations balnéaires deviennent un élément à part entière de la culture de la société soviétique. De nombreux sanatoriums, ces «fabriques de la santé» à la soviétique, sont alors construits. Après la Seconde Guerre mondiale, les citoyens soviétiques viennent en masse se reposer à Sotchi, d’eux-mêmes ou grâce aux poutiovki, ces bons de vacances distribués aux bons employés par leurs entreprises.
Si le développement de Sotchi est intimement lié à l’essor d’une culture touristique de masse, l’élite soviétique se rend elle aussi dans la station balnéaire. Et pour cause: Staline est né en Géorgie, à Gori. Certes, Staline a plusieurs résidences à sa disposition, en Crimée et ailleurs, mais c’est près de sa Géorgie natale, dans sa datcha Zelenaïa Rochtcha, située à quelques kilomètres de Sotchi et construite spécialement pour lui au début des années 1930, qu’il aime se rendre. Il entraîne dans son sillage l’élite soviétique: Molotov, Vorochilov, Kalinine, Beria… Désormais, les questions les plus importantes pour le pays se règlent à Sotchi.
Après la mort de Staline, sa datcha est transformée en sanatorium pour les membres du Comité central du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), aucun dirigeant n’ayant très envie de se détendre dans les résidences de l’ancien petit père des peuples. De nombreuses datchas sont alors construites en Crimée, en premier lieu pour Khrouchtchev, mais le Caucase n’est pas pour autant abandonné par l’élite soviétique: c’est dans sa datcha en Abkhazie, à Pitsounda, une ville située à 70 kilomètres de Sotchi, que Khrouchtchev se trouve lorsque sa destitution est décidée à Moscou par le Comité central du PCUS. Brejnev, lui, apprécie la Crimée. Et c’est en Crimée, dans sa datcha de Foros, que Gorbatchev est retenu prisonnier durant le putsch d’août 1991.
L’éclatement de l’Union soviétique en décembre 1991 a des répercussions radicales sur les destinations de vacances de l’élite politique et de la population russe: les datchas présidentielles d’Ukraine et de Géorgie passent désormais dans d’autres mains politiques. Quant au citoyen russe qui souhaite se reposer à Odessa ou à Sébastopol, il doit désormais traverser une frontière. Ainsi, l’histoire de la Russie peut se lire dans l’histoire des stations balnéaires et des résidences présidentielles: pour les Russes qui aiment la mer, la chaleur et le soleil, le littoral oriental de la mer Noire reste, en Russie, la seule possibilité après la perte de la Crimée et de Pitsounda, en Abkhazie, passées sous l’autorité de l’Ukraine et de la Géorgie.
C’est donc à Sotchi, dans la résidence Botcharov Routcheï, construite peu après la mort de Staline, que Vladimir Poutine reçoit ses invités de marque et passe ses vacances. Et comme avec Staline, dont la présence à Sotchi attira dans son sillage l’élite soviétique, c’est à Sotchi, dans cette région prisée par le président russe, que les oligarques se rendent aussi. On comprend dès lors mieux pourquoi le lobby politique et financier pour obtenir les JO d’hiver au sud de la Russie, dans une zone fragile d’un point de vue écologique et unique d’un point de vue géographique, a été si puissant. Pourtant, les Russes savent que bien d’autres lieux se prêtaient mieux pour des JO d’hiver en Russie, si ce n’est du point de vue des infrastructures, en tout cas d’un point de vue climatique: la région de l’Oural par exemple, où la neige ne manque pas, ou encore les monts de l’Altaï, où Poutine possède d’ailleurs aussi une datcha.
Toutefois, les monts de l’Oural ou de l’Altaï ne constituent pas des enjeux pour Poutine. Avec Sotchi, Poutine entend montrer que le Caucase, connu avant tout pour ses conflits et ses tensions, est une région russe «comme les autres», où il fait bon vivre et où les touristes étrangers pourront venir passer des vacances de rêve. La mer et la montagne en même temps – il est plus facile de faire de Sotchi, que de l’Oural et de l’Altaï, une vitrine attirante pour les touristes étrangers. Enfin, Poutine montre au monde entier que la Russie peut accomplir l’impossible, à savoir créer ex nihilo et en un temps record une station d’hiver ultramoderne. Le coût économique, environnemental et sociétal est immense, ce que les habitants de Sotchi ont compris depuis longtemps.
Grâce aux nouvelles infrastructures, la saison touristique pourra, à Sotchi, être étendue à l’hiver. Est-ce que cela aura un impact sur le tourisme national? La transformation de Sotchi en une station d’hiver n’empêchera pas les Russes de continuer à venir skier en masse dans les Alpes suisses et françaises, où la neige est toujours au rendez-vous, et où ils se sentent plus en sécurité que dans le Caucase russe. Et en été, les stations balnéaires de Grèce, d’Egypte et de Turquie ont depuis longtemps remplacé les rives de la mer Noire, qu’elles soient russes, ukrainiennes ou géorgiennes.
Après 1945, les citoyens soviétiques viennent en masse se reposer à Sotchi, certains munis de «bons de vacances»
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