Une histoire nationale peut-elle être «mondiale»? Cette interrogation, qui revêt a priori les atours d’un bel oxymore, agite la planète historienne française. Nos voisins d’outre-Jura en seraient-ils réduits à s’étriper sur des questions apparemment fort picrocholines? Cette querelle pose cependant des questions dont la portée est loin d’être innocente.

Voici quelques mois, l’éminent historien Patrick Boucheron, récemment élu au Collège de France, a publié une monumentale Histoire mondiale de la France. Epaulé par 122 coauteurs, Boucheron a fait sien l’adage de Jules Michelet selon lequel «ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France». Il a ainsi entrepris de revisiter la narration classique du passé de son pays à travers l’interaction constante entre les événements constitutifs de l’histoire de France et le vaste monde. Une histoire nationale n’est-elle pas aussi le produit d’une histoire qui la dépasse et l’enveloppe?

Frontières relativisées

La réaction ne s’est pas fait attendre. Pierre Nora a lancé l’offensive dans L’Obs du 30 mars 2017. Le philosophe Alain Finkielkraut l’a vite rejoint pour dénoncer un projet qui nierait l’histoire de France dans sa spécificité. S’il salue la volonté de son collègue de «décentrer le regard» sur l’histoire, Pierre Nora, célèbre pour avoir dirigé en 1989 l’ouvrage Les Lieux de mémoire, débusque dans le livre de son collègue un vice plus fondamental. Adossé à une chronologie qui ferait l’impasse sur les jalons reconnus de l’histoire de France, il relativiserait les frontières. Il apporterait sa contribution à un discours axé sur l’acceptation d’un passé «métissé» et dévaloriserait l’idée de nation. Complaisamment alangui dans l’air du temps, il instrumentaliserait l’histoire à des fins politiques.

Patrick Boucheron n’a attendu qu’une semaine pour repousser avec vigueur, dans le même hebdomadaire, l’attaque de son contradicteur. Pour lui, il est grand temps de se dégager du «constat déprimant de la réification patrimoniale (de l’histoire de France) ou de sa submersion par des mémoires concurrentes et «multiculturalisées». Et de rappeler la mission, selon lui, des historiens: élaborer des savoirs nouveaux ayant vocation à nourrir le débat public, par une pluralité d’approches. C’est en cela seulement, admet-il, que son projet peut se prétendre politique.

Histoire et politique

Que nous dit cette polémique qui touche indirectement la Suisse, régulièrement absorbée par le débat sur l’emploi jugé abusif de l’histoire par tel ou tel parti? Les présupposés de la démarche de Boucheron sont d’une pertinence indiscutable. Longtemps aveuglée par le déni des histoires nationales cher au «postmodernisme» dévastateur des années 70, la corporation historienne a développé une approche originale, dite «transnationale». Cette dernière dévoile la nature par définition ambivalente de toute construction historique: un pays se comprend en lui-même mais aussi dans ses relations avec l’extérieur.

L’historien ne sera jamais un simple observateur replié dans le château de l’esprit

Mais Boucheron peut-il se dédouaner du reproche de vouloir politiser l’histoire en se cachant derrière son devoir d’alimenter le débat public? Ne se leurre-t-il pas? L’historien, même à son corps défendant, ne sera jamais un simple observateur replié dans le château de l’esprit. Ses interprétations auront toujours un impact politique: cette vérité, jamais démentie depuis les Grecs anciens, recouvre une verdeur inédite dans notre modernité techno-mondialisée… L’historien ne peut plus se réfugier derrière des méthodes certes éprouvées et oublier la manière dont son message sera reçu.

Confrontation des idées

De nombreux historiens ne se sont pas gênés d’enrober leurs visions de la société dans des discours qui s’affirmaient «justes» car fondés sur des analyses scientifiques. Mais la science est-elle neutre en soi? Non. Depuis les années 70, l’histoire a ainsi perdu de son crédit, éveillant la méfiance de larges pans d’une population qui s’est sentie spoliée de son identité. L’historien a le droit d’avoir des opinions politiques, mais il a le devoir de les confronter à des approches, comme le demande à juste titre Boucheron, multiples, débattues, contredites.

L’écriture de l’histoire court en permanence sur un fil tendu à la merci des chausse-trapes politiques. C’est pourtant le prix à payer pour une corporation historienne consciente de sa responsabilité sociale. Les critiques adressées à Boucheron sont assurément exagérées, mais elles ont au moins le mérite de cadrer un débat sur l’histoire qui, ces dernières années, a eu tendance à déraper. Le monde politique a été débordé, piégé par une ignorance de l’histoire érigée en vertu. Réfléchir sur la dialectique entre histoire nationale et histoire mondiale, c’est aussi réfléchir sur les rapports entre l’histoire et la politique.

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