Après quatre séries de débats consacrés à la justice internationale, aux addictions, à l'Afrique, et à la sécurité, c'est au tour de Korine Amacher, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université de Genève, de donner la parole à celles et ceux qui ont consacré leur vie à étudier l’histoire, la culture, la littérature, l’art et les sociétés d’Europe centrale et orientale.

Notre dossier: Russie-Ukraine, archipel de la guerre

La mise à mort du poète est un thème qui a obsédé la littérature russe. Surtout la poésie puisque Pouchkine et Lermontov sont morts en duel, Essenine s’est pendu, Maïakovski s’est tiré un coup de revolver dans la tempe. Et le martyrologe des poètes et artistes victimes de la Grande Terreur stalinienne est très long.

Tous, peut-on dire, ont été «suicidés» par leur société, leurs contemporains, qui en somme les haïssaient, même si plus tard on en a fait «notre tout». Seul Tolstoï a vécu une longue vie, peut-être parce qu’il avait rendu à la société la haine qu’elle nourrissait contre lui. Car face à l’ignominie du pouvoir et de la société, Tolstoï répondait: «Je ne puis me taire.»

Aujourd’hui où beaucoup se taisent dans la société russe, l’Eglise russe, les arts russes, c’est en somme l’Ukraine qui joue le rôle de Tolstoï, ou, si l’on veut, le rôle du philosophe, c’est-à-dire de Socrate. Car Socrate ne se taisait pas, et il but la ciguë envoyée par la société qui l’avait condamné à mort. A la différence de Socrate, l’Ukraine ne boit pas la ciguë et proclame non seulement «je ne peux me taire», mais aussi: «je combats». C’est nouveau dans l’Empire russe. Hormis des insurrections étouffées, et même tenues secrètes pendant des décennies avec la complicité de l’Occident – comme celle de Novotcherkassk en 1962 – la société non seulement se taisait, mais souvent acquiesçait, y compris Pouchkine.

Vasyl Stus, le deuxième poète national ukrainien, comme Socrate, a pris la ciguë, et même l’a exigée puisqu’il est mort d’une grève de la faim, le 5 septembre 1985, au camp de Perm-36, lors de son second séjour au Goulag. Du fond de son cachot, il s’adressait à un peuple qui avait ses résistants, mais qui, en tant que peuple, semblait résigné depuis trois siècles. Résigné, en somme, à ne pas être. La poésie du bagnard Stus, comme celle de Hölderlin au début du XIXe siècle en Allemagne, s’adresse à un peuple absent, inexistant. Mais à le lire, on a souvent l’impression que sa poésie compacte, striée de contradictions internes, comme le quartz, fait lever les morts. Ceux de toutes les générations antérieures, celle de Taras Chevtchenko, celle de la Grande Famine de 1932-1933, celle du Goulag.

Sa conviction absolue d’incarner l’Ukraine absente est incroyable. Comme chez Hölderlin, il s’établit un va-et-vient entre une absence et une présence. Absence de l’Allemagne résignée à ne pas être, présence de la Grèce antique qui savait être, chez Hölderlin. Chez Stus, absence de l’Ukraine qui l’a oublié, et présence d’un pays tortionnaire par le gel, l’exténuement, la brièveté du jour, et de l’été. Là-bas un éden perdu, qui a le parfum de l’Antiquité (c’est la Cimmérie des Grecs), ici la puanteur du baraquement où le poète s’isole mentalement pour composer des vers ou traduire Rilke de mémoire.

A lui seul il se sait l’Ukraine, comme Celan fut la tribu anéantie par Hitler, ou Mandelstam la Russie d’Europe, la Russie de Homère et Dante. En marchant dans la boue de la Kolyma, Stus s’agrippe à la vie comme un chardon au ravin, il voit face à lui un monstre qui, le poil hérissé, les crocs exhibés, va lui sauter dessus. Il murmure alors:

Adieu donc, Ukraine, ô mon Ukraine!

Ukraine étrangère, à jamais adieu!

Hölderlin déclaré fou parce qu’il écrivait une langue obscure et traduisait Sophocle réfugié chez un menuisier, inventait une langue indéchiffrable, ou presque. La folie était sa mise à mort et il revint comme un immortel au bout d’un siècle. Stus deux fois déporté au bagne, une fois pour six ans, une autre pour dix, est revenu, lui aussi immortel. Agrippé à la langue ukrainienne qu’il manie de façon aussi puissante et étrange que Hölderlin l’allemande, il est revenu. On le récite, on le chante, on le murmure, on le déclame. Revenu héraut de cette langue, héros de ce pays absent.

Stus avait entendu toutes les déclarations d’inexistence portées contre son pays et sa langue, comme autant de condamnations à mort. Bien sûr, il connaissait le russe et la poésie russe, mais son choix était de résister par la langue, comme un siècle avant celui du poète Taras Chevtchenko, envoyé simple soldat en Asie, interdit de papier et de crayon. Et aujourd’hui il est évident qu’il avait devancé la nouvelle déclaration d’inexistence – et il a vaincu: l’Ukraine existe, à tout jamais, dût-elle essuyer des reculs, perdre des batailles. En somme les poètes mis à mort ne meurent jamais. La ciguë ne fit pas plus mourir Socrate que le Goulag et l’interdiction de l’ukrainien ne mirent fin au poète Stus.

Pour aller plus loin, une rencontre avec Georges Nivat: «Quoi qu’il arrive, l’Ukraine a gagné la bataille morale» (11 mars 2022)

Un choix de poèmes de Vasyl Stus paraîtra en septembre prochain aux Editions Dukh i litera, à Kiev, en bilingue, traduit et préfacé par Georges Nivat.

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