«Hier soir, les enfants n’avaient plus envie de regarder la télé. Ils ont décidé de faire des dessins et d’écrire des cartes postales à leurs grands-parents.» De l’autre côté de mon écran, Thomas et Sylvie, les parents d’Hugo, 12 ans, et de Marie, 9 ans, me font part de leur expérience du confinement. Ils ont les traits fatigués et disent se réjouir de la reprise. «Le confinement a été brutal et nous avons dû nous adapter très rapidement. Nous avons réaménagé les espaces de notre petit appartement et avons fait un programme quotidien pour chacun. Cette organisation nous a permis de nous occuper des enfants à tour de rôle, tout en nous donnant la possibilité de faire du télétravail.»

A l’heure des grands questionnements sur le déconfinement et de la crainte de certains de voir leur progéniture retourner à l’école, de nombreux parents se disent cependant soulagés de reprendre leur travail et de tenter un retour à la vie dite «normale». Par mon regard de psychologue et thérapeute de famille, j’ai tenté d’apporter mon modeste soutien à des familles aux prises avec d’importantes difficultés financières durant ces dernières semaines. Certains parents se sont retrouvés du jour au lendemain au chômage, avec l’impossibilité de payer leur loyer. D’autres ont été dépassés par les contraintes du confinement et la difficulté d’assurer le suivi scolaire de leur enfant. Désespoir, peur, colère et même parfois violence ont animé nos échanges.

Tous les parents et tous nos patients témoignent d’une situation de vie incertaine, inédite et difficile. Cependant, face à l’adversité, la plupart d’entre eux montrent des capacités de résilience et d’adaptation admirables. Le confinement les a forcés à faire preuve de créativité et d’inventivité, afin de vivre au mieux les uns avec les autres. Les réseaux sociaux regorgent d’ailleurs de vidéos familiales qui en témoignent.

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Une famille dite «normale»

L’appartement, la maison, le lieu de confinement sont devenus des lieux à redécouvrir, où le mot d’ordre autour duquel de nombreuses familles semblent s’être rassemblées était: «s’amuser avec les moyens du bord». Avant le confinement, nombre de ces familles nous consultaient avec la plainte répétée de ne plus avoir de temps de qualité. Subissant une accélération du rythme d’activités constantes, craquant parfois sous le poids des pressions professionnelles, scolaires et sociales. Des mots comme «rendement» et «performance», si couramment utilisés dans les milieux économiques, sont devenus de plus en plus courants pour mesurer le bien-être de nos familles et leur équilibre.

Une famille dite «normale», de nos jours, est une famille où les deux parents travaillent quasiment à temps plein, où les enfants cumulent une multitude d’activités extrascolaires: musique, sport, arts. C’est aussi une famille où les parents prennent le temps d’avoir chacun une activité «pour soi», comme le yoga ou le footing. Avec ou sans enfants, divorcés ou recomposés, il faut remplir le vide. Chaque week-end est programmé longtemps à l’avance, entre deux passages à la déchetterie où au brico du coin, et tend à favoriser une activité ludique et dépaysante, qui laisse penser que toute la famille est heureuse, à en juger par les photos envoyées aux proches. Il en va de même pour les vacances, qui sont généralement planifiées dans un pays lointain, où toutes ces familles se retrouveront probablement avec leurs voisins à se partager un bout de sable sous le soleil.

Loin de moi l’idée de décrier nos familles modernes. La mienne en fait partie et nous sommes là aussi, chaque été, tongs aux pieds et bob sur la tête, à scruter la plage pour trouver un endroit où poser nos serviettes. Nous sommes aussi là dans notre voiture, sur la route du retour du sud de la France, à soupirer dans un bouchon de 30 kilomètres, tout en nous plaignant de la reprise à venir.

La question de la performance

Pour bon nombre de familles, il s’agit là d’un des moments les plus stressants de l’année, avec Noël et l’approche des vacances d’été. De nouveau, la question de la performance est ici centrale. Pour que la famille fonctionne, il faut que chaque membre joue son rôle et n’y déroge point. L’enfant est devenu un acteur central de l’équilibre familial. Il doit être un bon élève, avoir de bons résultats et entretenir des bonnes relations avec ses camarades et ses professeurs, sans quoi c’est tout l’équilibre familial qui risque d’être mis en danger. Si le problème persiste, il y a de grandes chances pour que la famille se retrouve prise dans un tourbillon d’intervenants professionnels avec leurs batteries d’évaluation et de tests: logopédistes, psychologues scolaires, pédopsychiatres. Il en découlera peut-être un diagnostic pour l’enfant turbulent: hyperactif ou haut potentiel. Des terminologies qui parlent d’elles-mêmes et qui, bien qu’ayant pour but de donner un sens et des repères à une souffrance réelle, évoquent tout de même des préoccupations liées aux principes de performance et de rendement.

«Do the walk of life», chantait le groupe Dire Straits, mais devons-nous réellement accepter cet état de fait? Bien qu’il soit encore trop tôt pour tirer la moindre conclusion sur les effets à long terme de la pandémie, les avis seront certainement partagés. Mes lunettes de thérapeute de famille m’ont en tout cas permis d’apprécier la joie retrouvée de nombreuses familles qui se sont réapproprié une certaine forme de liberté face à un monde duquel ils se sentaient de plus en plus prisonniers. «Nous avons retrouvé le rythme naturel de notre vie», me disait récemment une patiente.

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D’où ce questionnement auquel la plupart des parents se retrouvent aujourd’hui confrontés: comment trouver le juste équilibre familial entre deux logiques qui s’opposent de plus en plus? La logique économique, sur laquelle repose tout le fondement notre société actuelle, et la logique écologique, apparaissant comme une nécessité, garante de la survie de nos générations futures et des espèces. Ces deux logiques sont-elles incompatibles? La crise que nous vivons remet cette question au centre. Ce débat anime aujourd’hui de nombreuses soirées autour du repas de famille ou devant le téléjournal. C’est aussi le cas lors de nos séances ou dans nos consultations, où les préoccupations pour notre avenir sont portées par tous les membres de la famille. Voici en tout cas le mérite du Covid-19. N’est-il pas un signal d’alerte qui aura permis à certains d’entre nous et à de nombreuses familles de recentrer le débat autour de nos priorités et de nos réels besoins pour le monde de demain?

C’est mon espoir en tout cas.

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