Caroline El-Semman a le regard à la fois déterminé et fatigué des gens qui ont l’habitude de se battre contre des vents contraires. «Je crois que nous pourrons tenir le coup encore six mois mais après, je ne sais pas, glisse cette Bretonne qui gère la crèche Little Jungle à Peckham, un quartier multiethnique de Londres. Je ne peux pas garantir que nous serons toujours là dans un an.» Ouvert en 2011, son établissement accueille 85 bambins âgés de 6 mois à 4 ans.

La crise du coût de la vie l’a frappée de plein fouet. «Tout a augmenté: le prix des aliments, du chauffage, du gaz que nous utilisons pour cuisiner, détaille-t-elle. Je passe tout mon temps à me demander: comment économiser? Comment générer plus de revenus?» Sur le front des économies, il n’y a pas grand-chose à faire. «Nous ne pouvons pas accueillir les enfants dans un lieu sans chauffage ou leur donner moins à manger», glisse-t-elle.

Une crise du personnel

A cela s’ajoute une crise persistante du personnel. «Au Royaume-Uni, les employés de crèche sont considérés comme des baby-sitters, pas des éducateurs, dit-elle. L’Etat n’investit pas dans leur formation et ne subventionne pas assez les crèches. Résultat, personne ne veut faire ce métier.» Le salaire mensuel moyen dans la branche s’élève à 1750 livres sterling (environ 1970 francs) dans la capitale. Le Brexit, qui empêche de faire venir du personnel d’Europe du Sud ou de l’Est, a aggravé la pénurie. Tout comme la pandémie, durant laquelle de nombreux travailleurs de la petite enfance ont changé de métier.

«Nous avons des postes que nous n’avons pas pu repourvoir depuis plusieurs mois, note la responsable. Pour attirer des employés, j’ai dû augmenter les salaires de 10%, ce qui pèse lourdement sur nos finances.» Ses marges sont désormais anémiques, de l’ordre de 6%. «Il n’y a aucune réserve en cas d’imprévu, dénonce-t-elle. Nous devons impérativement changer notre chaudière, qui date des années 1960 et pourrait nous lâcher à tout moment, mais cela coûte entre 25 000 et 30 000 livres et nous n’avons tout simplement pas cette somme.»

A court de solutions, elle s’est résolue à augmenter les tarifs de la crèche, pour la troisième fois en l’espace de deux ans. «A partir de janvier 2023, un mois de garde à temps plein coûtera 2000 livres, contre 1700 livres actuellement», dit-elle. Cela va pousser de nombreux parents dans le rouge. A Londres, où le salaire mensuel médian atteint 3308 livres, les familles consacrent déjà 71% de l’un de leurs deux salaires aux frais de crèche, selon une analyse de l’organisation Business in the Community.

L'endettement personnel augmente

Cela oblige de nombreux parents à s’endetter. Une mère sur dix a emprunté plus de 20 000 livres pour financer ses frais de garde, selon un sondage du site Workingmums.co.uk. Le nombre de femmes ayant cessé de travailler pour s’occuper d’un membre de leur famille a en outre crû de 5% sur les douze derniers mois, la première hausse en trente ans, selon l’Office national de la statistique.

«Plusieurs parents m’ont dit avoir de la peine à financer leurs frais de garde, confirme Caroline El-Semman. Nous n’avons jamais vu autant d’enfants nous quitter que durant la dernière année.» Certaines familles se sont organisées pour garder un groupe d’enfants à tour de rôle. D’autres ont déménagé à la campagne, où la vie coûte moins cher.

Pour l’heure, le gouvernement n’a pas annoncé de mesures de soutien pour les crèches. Tout au plus a-t-il lancé une consultation pour réviser le nombre d’enfants par employé de crèche, le faisant passer de quatre à cinq pour les moins de 2 ans. «Cela ne va rien résoudre», s’emporte la Française. Il serait irresponsable de réduire le soutien aux enfants en bas âge, alors même qu’ils sont nombreux à présenter des retards de développement liés aux longues périodes de confinement durant la pandémie, selon elle.

La colère gronde désormais au sein de la population. Le 23 octobre, plus de 10 000 femmes rejoindront une «Marche des mères» pour protester contre le coût élevé des frais de garde, en compagnie de l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie et de l’actrice Sarah Solemani.


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