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L'affaire Berset-Lauener-Walder révèle les dessous de la relation entre le pouvoir et les médias, où les fuites sont nombreuses; notre collaborateur Michel Guillaume a ainsi eu accès à des dizaines de co-rapports durant la législature 2003-2007, explique-t-il dans un texte personnel

Le pouvoir d’un côté, les médias de l’autre. C’est une histoire d’amour-haine mais sans divorce possible, tant l’un a besoin des autres, et réciproquement.
Dans la relation entre Alain Berset, son chef de communication Peter Lauener et le CEO Marc Walder, quelque chose a dysfonctionné, c’est l’évidence même. Difficile cependant de jouer les vierges effarouchées. Les fuites font partie du système. En France, il y a même un média qui ne vit que de cela: Le Canard enchaîné. Son lectorat s’en délecte, tandis que le pouvoir le craint comme la peste.
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J’ai régulièrement été confronté à ce problème des fuites dans ma carrière, et mon premier souvenir reste cuisant. A Bienne, je m’étais retrouvé face à un juge qui enquêtait sur une violation du secret de fonction. Dans une affaire de non-réélection d’un recteur de gymnase à Bienne qui avait défrayé la chronique à la fin des années 1970, j’avais révélé le résultat de la votation de la commission qui avait pris cette décision, dont les délibérations n’étaient bien sûr pas publiques. Au lieu d’invoquer la protection des sources, j’avais commis l’erreur de donner un indice permettant d’identifier mon informateur. Une faute professionnelle que je me reproche encore aujourd’hui, même si j’avais des circonstances atténuantes: l’auteur de la fuite s’était par la suite démis publiquement de son secret de fonction. Inutile de dire que mon informateur, qui a été sanctionné, m’a voué aux gémonies.
Lorsqu'un exécutif dysfonctionne, les fuites se multiplient
C’est une constante rarement démentie. Certains contextes favorisent les fuites, qui sont souvent le résultat de fortes divergences au sein d’un exécutif ou d’une commission. Durant la législature 2003-2007, quand Christoph Blocher était à la tête du Département fédéral de justice et police (DFJP), les tensions étaient si exacerbées au sein du Conseil fédéral que les indiscrétions se sont multipliées. Dans la mesure où un magistrat traite l’administration d’«atelier protégé», il ne faut pas s’étonner que certains fonctionnaires se sentent blessés et réagissent à leur manière. C’est ainsi que je reçois plusieurs dizaines de photocopies de co-rapports de trois départements différents.
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Ces informations me sont fournies dans le cadre de règles très strictes. Premièrement, ne laisser aucune trace numérique. Deuxièmement, obtenir l'exclusivité des informations à mes informateurs. Troisièmement, ne jamais divulguer mes sources à mes propres chefs.
Je me rappelle qu’à cette époque-là, plusieurs sentiments se sont bousculés dans ma tête. D’abord l’ivresse du privilège de savoir qui combattait qui sur quel dossier au Conseil fédéral. Mais aussi, ensuite, la frustration de devoir jouer profil bas en renonçant à révéler que j’avais eu accès à des documents confidentiels. Quelle gloire journalistique j’aurais pu retirer, en brandissant des extraits de ces co-rapports! Cette fois la crainte d’une enquête judiciaire qui aurait pu déboucher sur la découverte de mes informateurs – dont je savais qu’ils servent de fusibles en pareilles circonstances – m’a incité à la prudence. J’avais même pris la précaution de placer ces documents dans un coffre-fort ne m’appartenant pas.
Cette crise d’ego mise à part, je ne regrette rien. Durant cette période, j’ai écrit des papiers on ne peut mieux documentés, dont les lectrices et lecteurs ont profité. C’est là l’essentiel.
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«Je ne veux pas de fuites», mais...
Pour mieux comprendre l’affaire Berset-Lauener-Walder, il faut savoir comment fonctionne la relation entre un conseiller fédéral et ses plus proches collaborateurs. Jamais un conseiller fédéral ne les incitera à faire fuiter des informations. Plusieurs spin doctors m’ont confié que leur conseiller fédéral avait expressément déclaré «qu’il ne voulait pas de fuites dans son département». Mais ces mêmes conseillers fédéraux veulent aussi être les plus populaires dans les sondages. Quand ils essuient de sévères critiques dans les grands médias de Suisse, ce sont aussi eux qui disent à leurs communicants: «La presse est mauvaise ce matin, bougez!» La communication est indirecte, mais l’injonction est claire. C’est ainsi qu’on pousse au crime.
La posture du ou de la journaliste n’est pas facile. Il faut enquêter pour décrocher des informations, disposer de bonnes sources qui fassent confiance à son professionnalisme. De l'autre côté, aucun scoop n’est innocent, et le ou la journaliste doit veiller à ne pas être le jouet du marionnettiste. Dans les années 1990, un conseiller d’Etat genevois m’a refilé une primeur sur un procès que son département avait remporté dans un litige. Avant de me réprimander quelques jours plus tard parce que j’avais eu l’outrecuidance de prendre l’avis de la partie adverse. Je lui ai fait remarquer que je ne travaillais pas ainsi et nous en sommes restés là. Je me suis toujours méfié de ce genre de «scoops».
Tout récemment, dans le cadre de la votation sur Frontex le 15 mai dernier, j’ai beaucoup admiré le courage d’un garde-frontière suisse qui m’a raconté les côtés très sombres de ses missions pour cette agence européenne de contrôle des frontières. Un témoignage passionnant – une vraie primeur, celle-ci – qui contredisait la version officielle des autorités.
Une dernière histoire pour terminer: en 2012, j’enquête sur les relations particulières entre l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), qui développe son propre site de comparaison de primes mais qui semble vouloir ménager celui de Comparis.ch, privé et lucratif. Les collègues de La Première avaient publié l’existence d’un accord. Ce n’est qu’au bout d’une semaine de recherches que j’apprends que Comparis.ch a tenté de «pirater» le site de la Confédération. J’en ai la preuve écrite par un courriel de l’Office fédéral de l’informatique, qui m’est transmis par un intermédiaire.
Craignant un gros dégât d’image, Comparis.ch intervient auprès de la justice et obtient des mesures superprovisionnelles imposant la non-publication de mon article. Mais comme les faits se confirment moins de deux jours plus tard, l’entreprise zurichoise ne peut qu’abandonner toute procédure judiciaire. Et en faisant une enquête parmi ses collaborateurs, elle s’aperçoit que l’un d’eux a effectivement «testé» le site de l’OFSP dans lequel il est parvenu à s’introduire.
En jeu, la qualité d'une démocratie
Dix ans plus tard, le responsable des affaires publiques de Comparis.ch, Felix Schneuwly, est devenu un interlocuteur que je sollicite régulièrement. Je l’ai contacté pour reparler de cette affaire: «Vous aviez une longueur d’avance sur moi dans l’information», reconnaît-il. Notre relation est désormais très professionnelle, soit respectueuse mais distante.
C’est bien là le problème: entre Alain Berset, son ex-chef de communication et le CEO de Ringier, cette distance a disparu, sans que personne en sache rien, dans un premier temps du moins. Et la première victime en est le lecteur, qui est aussi un citoyen. En fin de compte, c’est la qualité de la démocratie qui est en jeu.
Portrait: Marc Walder, l’ami des puissants
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