Natacha Rault
Notre chroniqueuse, marquée par sa rencontre avec Julienne Lusenge, militant pour la fin de l’utilisation des violences sexuelles dans les conflits armés en RDC, se demande si les innovations en matière de lutte pour le droit des femmes ne viendront pas du Sud, plutôt que des pays donneurs de leçons du Nord
Les pays du Nord se posent souvent en donneurs de leçons, tandis que le Sud est supposé à la traîne sur le lent cheminement du progrès. On nous vante ainsi les mérites de la pénalisation des clients de prostituées à la suédoise, ainsi que la discrimination positive aux Etats-Unis, en passant par la médiatisation des luttes contre les mariages forcés et l’enfer d’une vie à l’aune de la burqa… En matière d’égalité pourtant, on sait que le progrès est un long tunnel qui demande selon Virginia Vallian, l’auteure de Why So Slow? Une «vigilance éternelle». Il est bon de savoir que pointer les défauts chez les voisins peut être une façon de procrastiner, voire même de nier les problèmes chez soi. Une rencontre marquante m’a convaincue de la nécessité de regarder les pratiques innovantes venues de tous les horizons.
Julienne Lusenge, que j’ai rencontrée à l’occasion d’une conférence donnée par la Fondation Oak à Genève, est d’abord une militante qui a bravé les menaces de mort pour ses engagements en faveur des victimes de violences de genre dans les conflits armés de la RDC. Le corps des femmes, nous dit-elle, ne doit pas être un champ de bataille. Selon elle, le viol est utilisé comme arme de guerre en RDC par les groupes armés luttant autour des gisements de minerais (coltan et tantale). Ces minerais sont devenus stratégiques depuis les années 2000 avec l’explosion de la téléphonie mobile, et la RDC dispose d’une part non négligeable des gisements mondiaux.
Aujourd’hui, affirme Lusenge, un leader souhaitant accéder au pouvoir procède de manière simple. Il achète des armes, libère des prisonniers détenus dans des prisons vétustes et sème la terreur dans la population avec son groupe armé pour être invité à la table des négociations du gouvernement. Il accède ainsi par le viol et la terreur au pouvoir depuis que le processus de paix en RDC intègre les groupuscules aux négociations. Pour elle donc, afin de lutter contre cet effet pervers, il faut refuser ces groupes armés à la table des négociations, pour que la création d’un groupe armé ne soit pas une stratégie viable d’ascension vers le pouvoir.
Julienne Lusenge entend aussi assurer la justice aux victimes de violences sexuelles, dans un climat où les rares condamnés ressortent parfois des prisons pour menacer les femmes qui ont dénoncé leurs crimes. La SOFEPADI, qu’elle a cofondée, déplace les tribunaux dans les villages de brousse pour rendre la justice plus accessible. Elle forme aussi les victimes à leur propre défense. Dans ce contexte compliqué, Julienne Lusenge nous dit encore une chose primordiale: pour une victime, la réinsertion économique est peut-être plus importante dans un premier temps que l’attente d’un dédommagement hypothétique.
Pour pouvoir prétendre cela, Julienne Lusenge, qui entre autres distinctions été décorée de la Légion d’honneur française en juillet dernier, a dû faire une chose qui manque sous nos latitudes: pratiquer l’empowerment, c’est-à-dire rendre les femmes responsables et actrices de leur devenir, en les formant pour assurer leur défense juridique. Cela passe aussi par le respect de leur anonymat dans la cour de justice, où les victimes de violences sexuelles peuvent se couvrir la tête pour ne pas risquer l’exclusion de leur communauté religieuse si elles étaient reconnues.
Que pouvons-nous faire pour vous?, lui a-t-on demandé. «Allez parler à vos dirigeants», nous répond-elle, sans hésiter. Ceux qui sont conviés aux négociations internationales des processus de paix, ceux qui sont à la tête des entreprises qui exploitent le coltan et le tantale en Afrique centrale. Les femmes congolaises veulent l’établissement de tribunaux mixtes nationaux et internationaux, car la paix se construit sur la justice. Elles veulent pouvoir retourner cultiver leurs champs pour nourrir leur famille, elles veulent pouvoir simplement, travailler. Bref, que chacun fasse chez soi son travail!
Ecoutant cela, je me disais qu’on pouvait avoir l’impression erronée que Julienne Lusenge était venue demander de l’aide, alors qu’elle venait montrer l’exemple de l’émancipation. Ces femmes congolaises menacées, venant montrer leurs calicots bariolés pour demander justice à leurs dirigeants, quelle merveille de solidarité et de courage! Et si la leçon venait du Sud?
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