America is back, comme disait l’autre. Mais dans quel état! Les Etats-Unis sont en effet de retour, en Europe. Des dizaines de milliers de soldats vont se déployer tout près des marches russes, y compris dans des pays (Finlande, Suède) où ils ne pouvaient jusque-là pas mettre les pieds. Exactement ce que Vladimir Poutine ne voulait pas – ou ce qu’il prétendait voir, dans ses absurdes chimères, avant d’envahir l’Ukraine. Sanglant pataquès historique. Et pendant ce temps, Joe Biden vadrouille de capitale en capitale comme un vieux boss qui inspecte ses alliés subalternes. Mais l’Amérique qu’il représente, à part la puissance militaire, n’a plus grand-chose à voir avec celle qui étendait son protectorat sur l’Europe de l’Ouest en ruine après 1945. C’était alors un jeune empire plutôt bienveillant, si sûr de son modèle politique et économique que Washington le vendait aisément, et à un assez bon prix. Les Etats-Unis séduisaient, en ce temps-là, et enrageaient leurs adversaires. D’un siècle l’autre, tout a changé. Restent les armes, mais que protègent-elles?

Une république en crise profonde, une démocratie assez exemplaire qui a dévié et perdu sa boussole, semblant glisser sous nos yeux vers la dictature d’une minorité radicale et réactionnaire. La plus spectaculaire manifestation de cette déliquescence est bien sûr cette ébauche de coup de force trumpiste, le 6 janvier de l’an passé, dans l’espoir de renverser par ruse et force le résultat d’une élection serrée; son récit fait les riches heures de la commission d’enquête réunie par les Démocrates, avec dans le premier rôle un président qui projette son hamburger au ketchup contre un mur de la Maison-Blanche, ou cherche à contraindre le chauffeur de son SUV («The Beast») à rouler vers le Capitole pour prendre la tête de ses partisans en train de saccager le palais du Congrès. Mais Trump, grotesque et malfaisant, est un clown. S’il était allé se mêler ce jour-là à ses fidèles vociférant, son entourage, qui flanchait déjà, y compris sa propre fille et son gendre-conseiller, l’aurait lâché; l’armée ne lui aurait plus obéi, son chef d’état-major l’avait démontré. Et les milices factieuses – Proud Boys, Oath Keepers et autres Boogaloo Bois – dont certaines rêvent d’une nouvelle guerre civile, n’auraient pas fait le poids.

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Cependant, derrière cette pitrerie sinistre, faite de mensonges, de provocations, de houliganisme en tenue d’apparat, il y a dans la radicalisation américaine, acoquinée au Donald’s Circus, quelque chose de plus consistant, de mieux organisé et de plus inquiétant. La Cour suprême vient de le démontrer par une rafale d’arrêts retentissants. Sous la pression de lobbies des énergies fossiles, elle a rogné les ailes de l’agence chargée de lutter contre le réchauffement climatique. Une semaine auparavant, s’inclinant devant les prières des évangéliques et des catholiques, elle avait supprimé la garantie fédérale à l’interruption volontaire de grossesse. Et peu avant, au lendemain de deux nouvelles tueries, elle avait étendu encore davantage la liberté de chaque Américain de sortir de chez soi avec une arme à l’épaule ou dans la poche, fusil d’assaut compris, selon une lecture délirante – et criminelle vue d’Europe – du 2e amendement de la Constitution; ce texte, à l’origine, garantissait le droit aux communautés des Etats-Unis en formation de lever une milice pour se protéger.

Ces trois arrêts des juges suprêmes ont une chose en commun: ils sont en contradiction avec ce que pensent la majorité des Américaines et des Américains. Les sondages le montrent avec constance: contrôler les armes, laisser aux femmes la liberté de leur corps fertile, protéger efficacement le climat, c’est ce que veut le plus grand nombre. Comment un tel divorce est-il possible? C’est la conséquence d’institutions conçues pour protéger la minorité, et de leur manipulation à tous les étages. Le Sénat, comme notre Chambre haute, est composé de deux élus par Etat. Dans la configuration américaine, cette règle crée d’énormes distorsions: il faut 6 millions de voix en Californie (nettement Démocrate) pour être sénateur, 300 000 au Montana (très Républicain). Les Etats peu peuplés sont nombreux, et le plus souvent Républicains. La pratique de la flibuste (majorité des deux tiers pour des textes importants) complique encore et paralyse souvent le travail législatif. La loi, dans la plupart des Etats, permet au parlement local de redécouper les circonscriptions d’élus à la Chambre des représentants à chaque recensement. C’est la porte ouverte à d’incroyables charcutages (gerrymandering) pour favoriser le parti majoritaire dans l’Etat, républicain le plus souvent. Le désir de protéger la minorité fait aussi élire le président par un collège, et non directement par le peuple. Depuis le début du siècle, sauf en 2004, élection de guerre, le candidat républicain n’a jamais obtenu la majorité du vote populaire. En 2016, il manquait 3 millions de suffrages à l’élu Trump, en 2020 7 millions.

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Les juges suprêmes, enfin, sont confirmés par le Sénat sur proposition du président. A la fin du siècle dernier, ces désignations se faisaient sans drame, l’indépendance des juges était reconnue, leurs décisions à la Cour imprévisibles. L’époque était plutôt optimiste, les nouveaux droits fleurissaient en bouquet. Pour renverser ce «progressisme», les conservateurs, regroupés en ordre de marche dans la Federalist Society, ont entrepris méthodiquement l’ascension de juges à leur convenance dans toutes les instances, jusqu’à la Cour suprême. Par chance et par manœuvre (un juge refusé à Obama, puis accordé à Trump exactement dans les mêmes circonstances), la Cour est aujourd’hui composée de cinq juges radicalement conservateurs sur neuf, et d’un président qui est aussi de leur bord. Cerise sur ce gâteau conservateur, la femme du juge le plus ultra, Ginni Thomas, a été spécialement active dans les manigances complotistes pour tenter d’empêcher l’entrée de Joe Biden à la Maison-Blanche.

Tout le système, on le voit, semble aujourd’hui aligné pour favoriser la minorité, et non plus pour la protéger. Les Démocrates ont beau contrôler, plus ou moins, la présidence et les deux chambres, Biden semble paralysé. Les élections du «midterm» arrivent, qui pourraient être fatales à sa majorité au Congrès. Il dit qu’il se représentera en 2024, mais il aura 83 ans, et on n’aperçoit aucune tête derrière lui. On n’entend guère que la voix furieuse de l’infatigable Jane Fonda, qui en a vu d’autres depuis qu’elle dénonçait à Hanoï les bombes américaines qui tombaient sur le Vietnam: elle voit ce qui se trame dans le sillage de la Cour suprême et dénonce dans son pays un «cloaque d’extrême droite». De ce côté-là justement, plusieurs républicains sont déjà en campagne, moins fantasques que Trump mais aussi extrêmes, avec de bonnes chances d’emporter le collège électoral. Alors, quand Joe Biden court l’Europe en disant qu’il soutiendra l’Ukraine «aussi longtemps qu’il le faudra», on ne voit pas le champ de bataille qu’il a laissé et qu’il retrouve à Washington. Il est possible que cette fermeté ne dure pas aussi longtemps qu’il le pense. Et face à l’armée de Poutine qui grignote jour après jour le territoire ukrainien, russifie déjà ce qu’elle a pris et n’en bougera plus, les Européens risquent de se retrouver bien seuls, songeant à leurs négligences et à leurs naïvetés passées sous protection américaine. Viendra un temps peut-être où, comme Marc Bloch pour la France après 1940, ils devront chercher à comprendre d’où est venue «l’étrange défaite».


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