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La zone euro et ses 18 nuances de gris

La conjoncture s’est nettement améliorée ce printemps dans les pays utilisant la monnaie unique, particulièrement en Allemagne, mais on peut se demander si ce mouvement sera vraiment durable, car on l’explique mal

Contrairement aux attentes et à la situation des pays émergents, la conjoncture s’est nettement améliorée ce printemps dans l’Eurozone, particulièrement en Allemagne. Certains, à Bruxelles ou à Berlin, ont alors embouché les trompettes de la victoire, clamant que l’austérité et la rigueur des années précédentes avaient finalement conduit à ramener la confiance des agents économiques. C’est pourquoi ces derniers, après des années de continence, se mettraient à dépenser plus généreusement, ce qui serait d’un meilleur augure pour la croissance économique européenne de demain.

On ne saurait être trop prudent, cependant, lorsqu’on prétend expliquer les soubresauts de la conjoncture par un changement de la confiance ou une modification des anticipations, ces deux variables, mal définies, étant quasi impossibles à observer. Certes, certains sondages tentent de les mesurer, tels l’indice de confiance des consommateurs dans de nombreux pays, les prévisions d’inflation des ménages aux Etats-Unis ou les enquêtes menées auprès des firmes en Suisse par le Kof ou, un peu partout dans le monde, auprès des directeurs d’achat, les fameux Purchasing Managers Indexes (PMI). Ces données sont toutefois sujettes à caution puisque personne ne sait comment les sondés se forment une opinion dans ce domaine. Les ménages, par exemple, sont nettement influencés par l’évolution de leur revenu ou par le chômage ambiant – tous phénomènes clairement enregistrés par ailleurs – ou plus prosaïquement par les cours boursiers le plus récents. Or toutes ces informations ne font que refléter l’état général existant de l’activité, si bien que la confiance des ménages ainsi mesurée paraît toujours aller l’amble avec les mesures plus objectives de conjoncture. Quant à l’opinion synthétique des entreprises, aucune statistique les regroupant n’a jamais anticipé les retournements de l’activité. Ainsi, expliquer une récession par une perte de confiance ou par un changement d’anticipation est une démarche ressemblant fort à celle des médecins de Molière qui voyaient la cause des maladies dans les changements d’humeurs du patient.

Pour l’Allemagne d’aujourd’hui, une telle explication est d’autant moins convaincante qu’on ne sait pas très bien pourquoi son économie a ralenti si fortement au second semestre 2012 et au premier trimestre 2013. Tout commence, apparemment, par le ralentissement industriel mondial de 2011, lui-même lié en partie au premier coup de frein chinois, à l’austérité budgétaire accrue dans l’Europe du Sud, mais aussi, sans doute, à des prévisions trop optimistes sur la vitesse de la reprise après la Grande Récession 2008-2009. Outre-Rhin, les producteurs accumulent des stocks d’invendus durant le printemps 2011 au point qu’il leur faudra une année entière pour les faire disparaître. Ils sous-estimaient alors manifestement l’ampleur de l’affaiblissement qui allait marquer la demande mondiale les trimestres suivants. En conséquence, ils ne licencient pas et leurs profits chutent de 2,3% en 2012, année durant laquelle ils coupent – réaction fort logique – leurs investissements en biens capitaux. Malheureusement, et comme pour ajouter du sel sur ces plaies, l’hiver 2012 est très rude et la construction stoppe littéralement dans toute l’Europe du Nord. Vu ce ralentissement, les salaires nominaux augmentent alors beaucoup moins qu’en 2011, si bien que la consommation privée cesse de soutenir la croissance dès le printemps de l’an passé. Ce mouvement continue jusqu’en hiver 2013, durant lequel – fait assez exceptionnel – les dépenses de consommation des ménages diminuent absolument, ce qui explique le recul de 0,5% du PIB allemand observé alors.

Or ne voilà-t-il pas que, tout soudain ce printemps, tous ces éléments négatifs se retournent: les ménages se remettent à dépenser plus, les entreprises à acheter des équipements et les promoteurs à bâtir des immeubles. Et tout ceci est d’autant plus étonnant qu’il n’y a eu aucun choc notable, tant externe qu’interne, favorisant un rebond de croissance; au contraire, les pays émergents – la Chine en particulier – s’essoufflaient, ceux de l’Europe du Sud gagnaient plutôt en compétitivité vu la déflation qu’ils subissent et, cerise sur le gâteau, le printemps 2013 fut l’un des plus maussades qu’ait connu de longtemps notre continent. Le plus normal serait alors de traiter ce soubresaut comme une aberration statistique dont on ne parlera plus dans quelques mois. D’autres avancent, en revanche, une autre cause plus fondamentale. Comme ce sursaut de la consommation privée est avant tout dû à une amélioration des ventes de voitures, il s’expliquerait alors essentiellement par un pur effet d’obsolescence. Quelque quatre ans après la mise en place en 2009-2010, en particulier en Allemagne, d’aides incitatives pour remplacer les vieilles voitures, celles qui ont été achetées alors auraient besoin d’être remplacées aujourd’hui. Ce mouvement, aidé en outre par les rabais notables des constructeurs, aurait commencé ce printemps et, s’il se confirmait ces prochains temps, il pourrait venir consolider la conjoncture allemande, poussant les firmes à se rééquiper, puis à s’agrandir, gonflant les besoins en main-d’œuvre, augmentant le revenu des ménages et achetant de plus en plus dans le reste de l’Europe, ce qui ramènerait petit à petit l’activité de la zone euro tout entière vers des niveaux plus compatibles avec ses possibilités de longue durée.

Malheureusement, outre des poussées d’austérité budgétaires toujours possibles, deux obstacles monétaires risquent de venir gripper ce mécanisme. D’un côté, les crédits peuvent manquer – ou devenir trop onéreux –, les banques les refusant pour pouvoir étoffer leur couverture en fonds propres, comme l’exigent les règles dites de Bâle III. Ce risque est sous-estimé, car on oublie trop souvent que les firmes doivent normalement pouvoir accroître leur endettement, ne serait-ce qu’à court terme, durant une phase de reprise pour financer les nouvelles places de travail. Si elles ne le peuvent pas faute de crédits, la croissance de l’économie en ralentira d’autant, comme cela fut le cas depuis 20 ans au Japon ou depuis 3 ans en Europe. L’autre obstacle est lié au probable différentiel d’inflation qui va se creuser entre les membres de la zone euro lorsque la reprise sera bien engagée. Comme le taux de chômage est nettement plus bas en Allemagne et chez certains de ses satellites qu’en France et au sud de l’Europe, la hausse des salaires et des prix domestiques risque fort d’être plus rapide sur les bords du Rhin que le long des Riviera. Pour couper la montée des anticipations inflationnistes, la BCE haussera alors ses taux d’intérêt très tôt dans le processus, ce qui bloquera à coup sûr le rattrapage des pays à fort chômage.

Dans ces conditions, les divers pays européens verront leur conjoncture nationale diverger de plus en plus tout en restant dans les tons gris. La zone euro 2014 aura ainsi 18 nuances de gris; heureusement pas 50, diront certains, malheureusement en gris et pas en couleur, diront les autres.

Note aux lecteurs: la prochaine chronique paraîtra le 28 septembre