Elle est d’accord de parler de l’Apollon, de cette parabole de Gaza que représente la disparition de la statue grecque, et de toutes ces choses. Mais d’abord, il faut qu’elle essuie ses larmes. Elle explique: «C’est à cause du bruit de la mer. Vous comprenez? C’est la première fois que j’entends le son de la mer de Gaza.» Vera Baboun a été la première femme à occuper le poste de maire de Bethléem, jusqu’à l’année dernière. Pendant l’assaut israélien de 2014, alors que les Gazaouis mouraient par centaines, la mairie avait collecté de l’argent, organisé l’envoi d’habits et de vivres vers cette population damnée. Mais la maire n’a jamais été autorisée à s’y rendre. Elle n’y a jamais rencontré ses concitoyens. Et il a fallu attendre la projection de ce film, fait par des Suisses, pour qu’elle prenne conscience qu’à Gaza, on peut aussi entendre le bruit des vagues, et pas seulement celui des bombes. Vera Baboun a été «touchée au cœur». Elle se remet à pleurer de plus belle.

Très bon accueil à Locarno

L’Apollon de Gaza, le dernier film réalisé par le cinéaste genevois Nicolas Wadimoff avec l’aide de la journaliste Béatrice Guelpa, laisse beaucoup de place à la mer. Mais c’est surtout un objet filmé non identifié, dont les significations multiples ont surgi sans crier gare il y a quelques jours, lorsque le film a été projeté pour la première fois en Cisjordanie et en Israël, après avoir connu un très bon accueil au Locarno Festival. Dans ce film, pratiquement pas de soldats israéliens, pas de checkpoints, pas de bombardements. Plutôt cette parabole et ce poème mélancolique qui ont tant touché l’ancienne maire de Bethléem.

L’Apollon? C’est une statue en bronze, datant du IIe siècle avant J.-C., trouvée par un pêcheur au large de Gaza en 2013. A l’époque, cette découverte exceptionnelle a agité les esprits, fait la une des journaux, déclenché toutes les convoitises. Mais la statue s’est évaporée aussi soudainement qu’elle était apparue. Un trésor sans prix? Une vulgaire contrefaçon? Un mirage collectif? Trop tard pour le savoir: Gaza a enseveli son mystère. Restent les traces évanescentes. Restent les non-dits, et l’immensité de la mer.

Appel aux divinités

Devant le public de Bethléem, les deux Suisses sont un peu «anxieux». De quel droit peut-on s’emparer de cette histoire pour en faire une fable sur le destin de Gaza et, au-delà, de toute la Palestine? Le duo n’en est pas à son coup d’essai. Deux autres films précédents, L’accord (2005) et Aisheen (Still Alive in Gaza) (2009), avaient une consonance plus politique, le premier s’emparant des espoirs et des contradictions qui entouraient les Accords de Genève, en 2003, le second décrivant le désespoir découlant du bouclage de Gaza et des bombardements israéliens.

L’Apollon de Gaza va bien au-delà: il brasse des millénaires, fait appel aux divinités, est rythmé par une langueur triste qui dit l’accablement, mais qui semble aussi rendre puérile toute volonté de combat. «C’est l’allégorie de quelque chose qui est introuvable à Gaza, celle d’une quête sans fin», commence le réalisateur. «Cela importe peu, au fond, qu’Apollon existe ou non, complète la journaliste. C’est précisément cette incertitude qui est la plus parlante.»

Conflit israélo-palestinien

C’est dans une belle maison ancienne, devenue le centre culturel Dar Jacir, que se tient à Bethléem le Palestine Cinema Days, dont cette année marquait la cinquième édition. L’objectif de ce festival, qui se déroule en parallèle dans les principales autres villes palestiniennes? «Placer la Palestine sur la carte de l’industrie internationale du film.» A Bethléem, à Ramallah ou à Jénine sont projetés des films locaux et étrangers, se côtoient réalisateurs et programmateurs de tous horizons, s’alignent ateliers et débats, se dégage un ton général à mille lieues des stéréotypes et des faux plis faits par l’interminable conflit israélo-palestinien.

«S’il vous plaît, arrêtons avec la «solidarité» envers les Palestiniens», s’exclame Hanna Atallah, le directeur artistique du festival. Il balaie les critiques d’entrée: «Un film palestinien, ou qui parle de la Palestine, ne doit pas forcément montrer des scènes de checkpoints et de soldats, de la même manière qu’il n’a pas besoin de glorifier les oliviers ou les citronniers. Les Palestiniens ne peuvent pas se contenter de répondre à l’image que veulent projeter d’eux les Israéliens.» Exit, donc, la victimisation ou l’exaltation en carton-pâte de la lutte nationale. Le Palestine Cinema Days collabore avec les festivals de Sarajevo, de Turin ou de Berlin. Il ne cherche pas la commisération, mais la pertinence artistique. Il veut s’inscrire dans le monde. Il cherche de l’air.

Sous les miradors

Plus facile à dire qu’à faire. A un jet de pierre de Dar Jacir, le mur israélien et ses miradors défigurent et meurtrissent Bethléem autant qu’ils l’emprisonnent. Tandis que cinéastes et invités prennent une pause entre deux films, les soldats israéliens font des rondes, fusil en main, de ce côté-ci du mur et non derrière lui, comme s’il s’agissait de faire gagner à l’occupation encore quelques mètres supplémentaires. A part les bottes des soldats, pratiquement pas un bruit. Et ce labyrinthe inquiétant, dénué de sens, formé par le trajet sinueux du mur. Pas loin d’ici, du côté de la basilique de la Nativité, c’est un ange qui est récemment apparu, dit-on, en guise d’Apollon. A chacun son allégorie.

C’est aussi à côté du mur que Banksy a choisi d’installer un hôtel, promu dans les guides touristiques comme «l’hôtel avec la pire vue du monde». Cette dérision – et cette manière pour l’artiste britannique de se faire de l’argent sur le dos des Palestiniens – a été très mal perçue à Bethléem. La porte de la pertinence culturelle reste étroite. «Du point de vue politique ou économique, les Palestiniens ne représentent plus rien, commente Hanna Atallah. C’est pour cette raison que la culture est si importante. Il ne nous reste que cela.»

Bonne à être dynamitée

Pendant plus de deux mille ans, du fond de l’eau, l’Apollon de Gaza a vu passer les civilisations, laissé se faire et se défaire les cultures. Aujourd’hui, dans l’état de décomposition avancé que vit la frange de terre palestinienne, même les 300 kilos de bronze nécessaires pour fabriquer une contrefaçon seraient impossibles à dégotter, explique l’un des personnages du film. Bien plus: pour les islamistes du Hamas, les maîtres actuels de Gaza, cette statue reste une inconcevable hérésie, bonne à être dynamitée. Mais elle représente aussi un magot inimaginable, sans doute plusieurs dizaines de millions de dollars.

A Gaza, l’idée d’y projeter également le film a été finalement abandonnée. Là-bas, le Dieu antique des arts, de la divination et de la beauté continue de brûler les doigts de tous ceux qui rêvent de le toucher. Et ce, avec une puissance d’autant plus incandescente que, depuis toujours, les questions liées à l’archéologie et à la mémoire historique figurent parmi les enjeux essentiels du conflit de légitimité qui oppose Israéliens et Palestiniens.

Un non-dit de plus

Faute de projection à Gaza, cap sur Ramallah, la grande ville de Cisjordanie. C’est ici, sur les terres des notables du Fatah, qu’aura lieu le test ultime pour l’Apollon. Il y a peu, l’Autorité palestinienne a érigé un bâtiment de la municipalité tout en fontaines colorées, au kitsch un peu lourdingue. Ramallah, c’est la capitale de fait de la Palestine, mais nul ne doit l’évoquer. C’est un non-dit de plus, un labyrinthe supplémentaire, un autre abîme où pourraient encore disparaître tous les Apollons du monde.

Le ministre de la culture, Ihab Bseiso, est emballé. Il remercie ce cinéaste suisse d’avoir offert les outils aux Palestiniens pour les aider à écrire leur propre histoire. Puis, en aparté, il reconnaît son impuissance: lui-même originaire de Gaza, il n’y met plus les pieds depuis que le Hamas en a pris les commandes. A propos de cet Apollon qui incarne l’histoire millénaire de Gaza, et sa propre histoire, il ne sait absolument rien. Sur la question, il est évanescent, son ministère est pareillement évanescent, comme l’est l’Autorité palestinienne dans son ensemble.

Allures de punkette

Le dernier mot? A la jeune Dina Amin, réalisatrice palestinienne de 22 ans, piercings un peu partout et allures de punkette. Elle est «montée» à Ramallah comme on irait à New York pour essayer de percer. Elle aussi est emballée par ce message que lui transmet Apollon du fond de la mer. Réaliser des films sans être obligé d’évoquer la politique, sans magnifier la lutte nationale, comme on le ferait n’importe où ailleurs? Elle signe. Son dernier film, d’ailleurs, évoque le parcours de jeunes artistes comme elle, qui se soucient comme d’une guigne des discours convenus. Mais l’un des jeunes Palestiniens qu’elle a suivis, DJ de son état, a tenté de sauter le mur pour aller animer des soirées en Israël. Il s’est brisé les deux chevilles. «J’ai dû l’exclure du film. Son histoire était devenue trop compliquée. C’est le poids de la politique.»