Famille
En dépit des préjugés ou des obstacles financiers, des hommes choisissent de mettre leur carrière entre parenthèses pour voir grandir leur enfant. Un luxe encore incompris dans une société suisse qui reste très traditionnelle

Sibylle a 5 mois, les pieds et les oreilles de son père, les grands yeux gris-bleu de sa mère. Emmitouflée dans un body à pois, elle tangue sur son siège pour bébé, agrippant de ses minuscules mains un alligator en velours. A ses côtés, son père la couve des yeux. L’après-midi est déjà bien avancée, et pourtant Marc-André n’est pas au travail. A 40 ans, cet ex-doctorant en philosophie a mis sa carrière académique de côté pour s’occuper pleinement de sa fille.
Comme lui, une infime minorité de pères se bricolent chaque année une pause parentale à leurs frais, avec les moyens du bord. Bon gré mal gré, en dépit des préjugés, ces hommes bataillent pour revendiquer un droit: être père au foyer. Le conseiller national Jean Christophe Schwaab (PS/VD) a récemment créé l’émoi en abandonnant la Coupole pour se consacrer à son fils. Un choix encore rare, alors même qu’une initiative populaire pour un congé paternité de vingt jours patiente à Berne.
«Joie et fatigue»
Sibylle est née le 19 juin dernier. Une césarienne d’urgence, beaucoup de joie et de fatigue. Le jour de sa naissance, son père, originaire du Jura bernois, était suspendu à la radio, en larmes pour le vote séparatiste de Moutier. «Dans l’émotion, j’ai écrit son prénom de manière incorrecte à l’hôpital», sourit Marc-André, silhouette longiligne et cheveux courts. D’un geste tendre, il presse sa fille contre lui et caresse de la main le fin duvet qui recouvre son crâne. «A cette heure-ci, elle fatigue, elle ne fait pas encore ses nuits.» Autour de lui, une cuisine envahie d’accessoires pour bébés.
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Avec son épouse Chloé, 37 ans, Marc-André vit dans le très chic village de Belmont, sur les hauteurs de Pully (VD). La maison familiale est une ancienne ferme rénovée en l’an 2000. La grange à foin où Chloé faisait du toboggan quand elle était petite est aujourd’hui un cocon moderne, inondé de lumière. Vue imprenable sur le Léman, potager en permaculture et immense jardin: le couple jouit d’une certaine aisance. Et Marc-André le reconnaît: «Sans cette sécurité financière, je ne pourrais pas voir grandir ma fille.»
Le deuil d’une carrière
Son choix remonte à la fin de 2015. Après plus de seize ans d’études universitaires et une thèse sur la définition de la vie privée, Marc-André achève son doctorat à Neuchâtel. Il se met alors en quête d’un financement pour poursuivre ses recherches, à la condition de ne pas partir plus d’une année à l’étranger. En vain. Sa demande est refusée. «Il n’y a eu aucune critique sur mon projet, seule ma disponibilité et donc, indirectement, ma famille posaient problème.»
Chloé peut enfin souffler: «J’ai grandi sans présence paternelle, je ne voulais pas que Sibylle subisse ce manque», raconte-t-elle, émue. Pire encore, elle craignait de «ne pas réussir à devenir mère seule», disant ne pas avoir de complicité innée avec les enfants, contrairement à son mari.
«Relation privilégiée»
La naissance balaie les incertitudes. «On a pu se relayer pour les nuits, s’épauler au quotidien, développer une relation privilégiée avec le bébé. Parfois, on a envie d’un moment à soi, c’est un luxe d’être deux», note Marc-André. Dans ses bras, Sibylle a définitivement fermé les yeux.
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Aujourd’hui, Marc-André est sorti du circuit de la recherche mais ne regrette rien. «Je ne suis pas un requin, je veux pouvoir mener mes recherches tranquillement, mais pas à n’importe quel prix.» Dans son entourage, son choix a été bien accepté. «Ma famille l’a avant tout considéré comme une chance.» A la maison, Marc-André est «excessivement polyvalent», aide dans les tâches ménagères. «L’homme moderne dans toute sa splendeur», lance Chloé, qui, tout comme son mari, juge le manque d’infrastructures en faveur des pères «un peu tragique».
Une «ligne dans le CV»
L’avenir? Il l’imagine ici, rempli de petits bonheurs quotidiens, d’acrobaties, de concours de bruits de dinosaures. Le moment voulu, il cherchera un temps partiel. «Je sais qu’avoir été père au foyer est un critère de désinsertion professionnelle, que cette ligne dans le CV passe difficilement, mais j’assume.»
Changement de décor. Les immeubles de la Jonction ont remplacé les vignes de Belmont, la nuit tombe chez Fabien*. Le difficile retour dans le monde du travail, ce Genevois de 32 ans en a fait l’expérience. Lorsque sa femme lui annonce sa grossesse, il travaille comme agent d’escale à l’aéroport, un «job d’étudiant qui ne l’enchante guère». Son épouse, cadre dans une entreprise, vise quant à elle une carrière. «Elle venait d’être promue, il n’était pas question qu’elle arrête», raconte-t-il. A l’été 2015, après le énième refus d’une place en crèche, il se décide à écrire sa lettre de démission. Sa fille, Jade*, naît peu après. Contrairement au schéma traditionnel, c’est lui qui se sacrifie.
Mensonges et préjugés
S’il ne regrette rien, le congé paternité s’apparente pour lui à un parcours du combattant. A commencer par l’annonce de sa décision à son entourage. «J’ai dû dire à ma propre famille que j’étais licencié, une partie n’est toujours pas au courant aujourd’hui.» Du côté de sa belle-famille, la réaction est aussi délicate. «Je n’ai pas reçu de reproches directs, mais on m’a fait comprendre que je n’étais pas vraiment à ma place. Lorsqu’on demandait des nouvelles de l’enfant, on s’adressait toujours à ma femme. J’ai été déçu de voir des mentalités aussi figées.»
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Les trois premiers mois avec sa fille sont remplis de grâce. Une «symbiose» s’installe, un «nid» se tisse. «Il y a quelque chose de magique à voir grandir son enfant», sourit Fabien. Sa femme allaite, lui change les couches et donne le bain. Il en oublie les accrocs du quotidien: la poussette qui coince dans l’ascenseur, la peur panique d’«abîmer» cette petite fille, la quête haletante d’un appartement plus vaste. «On avait essayé de se préparer au mieux, de lire des livres, mais il y a tant de détails qui nous échappent, rien ne vaut de le vivre», confie Fabien.
Sur la corde raide
Financièrement, le couple est sur la corde raide. «Lorsqu’on s’est lancé, on comptait sur quelques économies pour embellir le tableau, mais la situation est très vite devenue limite. Avec ma femme, on se sentait comme des ados, à devoir surveiller chaque dépense.» Nouvelle dégradation encore lorsque son épouse, de retour au bureau, voit son taux d’activité réduit. Seul avec sa fille, Fabien ressent parfois une certaine solitude, malgré les moments privilégiés du bain et de la lecture. Avec le temps, les copains fêtards et célibataires se font rares.
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C’est à ce moment-là qu’il recommence à chercher du travail et entame un brevet de formateur pour adultes. Jade a alors 1 an. Au chômage, on le prend pour un «fou», celui qui a laissé passer sa chance et se plaint. «Avoir arrêté de travailler volontairement était perçu comme un caprice, un acte déraisonnable, raconte-t-il, encore choqué. Personne ne comprenait que je l’avais fait pour mon enfant, que ce n’était pas une année sabbatique.»
Mi-temps faute de mieux
Aujourd’hui, Fabien travaille à mi-temps comme assistant dans une étude d’avocat. «Je n’ai pas eu le choix, j’arrivais en fin de chômage, je ne voyais plus la lumière au bout du tunnel et la perspective du social était traumatisante», explique-t-il. Venue à la rescousse de l’étranger, sa mère garde pour l’instant sa fille, mais il continue de chercher activement une place de crèche. «Nous sommes sur liste d’attente, j’envoie mes fiches de salaire tous les mois.»
Sa solution idéale? Un congé parental d’un an à se répartir. «Cela permettrait au père d’assumer son rôle, de montrer qu’il n’est pas qu’un géniteur, estime Fabien. Les chiffres de l’AVS sont dans le rouge, mais pourtant le système n’encourage pas les couples à avoir des enfants. La société vous fait comprendre que vous n’avez pas le droit de donner votre temps à votre enfant, seulement à votre employeur.»
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L’homme reste une «machine à gagner»
Si les femmes ont dû lutter pour accéder au monde du travail, les hommes semblent avoir tout autant de mal à revendiquer le droit d’investir le foyer pour demeurer auprès de leurs enfants. D’où vient cette figure du père nourricier, plus utile au bureau qu’à la maison?
A l’heure de la sacro-sainte égalité entre les sexes, les clichés touchant les pères au foyer demeurent persistants. «L’homme est encore perçu comme une machine à gagner, déplore Gilles Crettenand, représentant romand de la faîtière Männer, qui rassemble les organisations d’hommes et de pères. Il doit se battre pour assumer son rôle paternel. Pourtant, de plus en plus d’hommes ne veulent plus se contenter d’être les papas du soir et du week-end.»
Derrière ce cantonnement des rôles, l’idée que la mère détient une «complicité innée» avec l’enfant, que le père ne pourra jamais égaler. «Or, devenir parent relève de l’apprentissage, estime-t-il. Il faut arrêter de croire que tous les enfants élevés par leurs pères arrivent à l’école sans chaussures, faméliques ou avec les cheveux sales!»
«Idéal bourgeois»
Sociologue de la famille à l’Université de Genève, Eric Widmer le reconnaît: «En Suisse, on estime encore que la responsabilité des enfants en bas âge incombe aux femmes. Ce modèle est hérité de l’idéal bourgeois du XIXe siècle, qui érige la femme en fée du logis, en maîtresse de maison, et sur lequel la classe moyenne s’est peu à peu alignée.»
Aujourd’hui, dans 60% des ménages suisses, la femme est à 50%, l’homme à 100. Les familles dites inclusives, où l’homme et la femme se répartissent le travail professionnel et domestique, représentent à peine 3,5 à 5,5% de la population. Pourquoi? «Le temps partiel pour les hommes reste stigmatisé dans un modèle managérial basé sur le présentéisme, souligne Gilles Crettenand. En Suisse, le mythe du travail et le sens du devoir sont très marqués. Tout comme la pression sur la carrière.»
Manque d’infrastructures
Dans cette configuration, c’est le plus souvent la femme qui s’efface. Pour Eric Widmer, ce retrait s’explique en partie par un manque d’infrastructures. «Contrairement à ce qui se passe en Allemagne ou dans les pays scandinaves, le soutien à la parentalité est très faible en Suisse. Plus grave encore, la différence de traitement entre les sexes en matière de congé parental donne le signal institutionnel que l’enfant reste l’affaire des femmes.»
La Suisse est-elle décidément trop conservatrice? Pour le sociologue, le problème est avant tout politique. «Les autorités considèrent que les choix familiaux relèvent de la sphère privée et que le politique n’a pas à s’en mêler. La Suisse a déjà un taux de fertilité très faible (environ 1,5 enfant par femme), si l’on ne veut pas le voir s’effondrer, il faut faciliter la transition parentale des pères et leur permettre de souffler grâce à un congé paternité.»
En chiffres
En Suisse, environ 25 000 hommes et 130 000 femmes élèvent seuls leurs enfants.
Les pères au foyer sont moins de 4%.
Chez les couples avec des enfants en bas âge, le modèle «homme à plein temps/femme sans activité professionnelle ou à temps partiel» représente 55%.
Le modèle «homme à temps partiel ou sans activité professionnelle/femme à plein temps» atteint quant à lui 2,4%.
En matière de congé paternité en Suisse, le minimum légal se limite à un jour. Selon les employeurs, la période de congé varie d’une à trois semaines tout au plus.
L’initiative populaire «Pour un congé de paternité raisonnable» demande quatre semaines. Elle sera soumise au peuple d’ici deux ans. Le Conseil fédéral, qui a rejeté le texte, évalue le coût à 420 millions de francs par année.
En comparaison européenne, la France octroie 11 jours de congé paternité payés, le Portugal 20 et la Norvège 70. L’Allemagne, quant à elle, offre un congé parental de 12 mois dont 2 réservés au père.