Le Temps: Vous êtes un arrière-petit-fils de Seth Kempe. Qu’est-ce qui se joue quand vous passez un moment de votre été à Hemsö, dans la maison d’été familiale?
Ola Söderström: L’île m’offre un ancrage dans le pays dont je suis originaire. Un ancrage dans un environnement naturel et familial. Ce qui fait l’ancrage, c’est la répétition: le retour saisonnier dans un lieu auquel sont associés beaucoup de souvenirs d’enfance et où la famille se retrouve. Cela procure beaucoup de plaisir et un sentiment de continuité.
– Vous m’avez parlé d’une rupture estivale forte. Expliquez-nous.
– Dans la plupart des sociétés, l’été est le temps d’une rupture. En Suède, celle-ci est spécialement marquée. L’expression «svensk sommar», l’été suédois, éveille une série de représentations très positives. Les Suédois ont une forte conscience qu’ils entrent dans un autre temps associé à un autre espace, généralement celui de la résidence secondaire. Il y a en quelque sorte deux sociétés suédoises: celle de l’été et celle du reste de l’année. Je ne vois pas d’équivalent par exemple en France, en Suisse ou en Italie. En Suède, la rupture est presque carnavalesque: les conventions sociales sont comme suspendues. La société suédoise, très morale, avec beaucoup de règles et de codes, se déboutonne. On le voit avec les enfants, auxquels une plus grande liberté est laissée l’été. L’homme d’affaires aussi tombe le veston, enfile jeans et t-shirt, cesse de se raser et se met à repeindre sa façade. Il y a un changement marqué de l’apparence physique pendant l’été.
– Qu’est-ce qui explique cette particularité de l’été suédois?
– Je vois trois principaux facteurs. Les deux premiers sont géographiques. C’est d’abord le climat, avec l’hiver nordique long, froid, sombre, qui génère une attente de l’été d’autant plus forte. C’est ensuite la réserve d’espace. La Suède est un grand territoire, le sol est une ressource relativement peu coûteuse. L’accès à la résidence secondaire d’été en est facilité. Le troisième facteur est politique. Il y a eu une politique de l’été suédois élaborée par le Parti social-démocrate. Elle a une longue histoire. Dans l’après-guerre, de la même manière que l’Etat a facilité la propriété du logement principal, il a aussi favorisé l’accès à la résidence secondaire. Cela était valorisé à une époque où la Suède s’industrialisait et s’urbanisait. Il fallait que la société pérennise des compétences rurales – jardiner, bricoler. C’était aussi associé à un discours sur la sauvegarde des valeurs morales associées – à tort ou à raison – à la campagne: une vie simple, saine, familiale et solidaire. Cette politique se prolonge puisque le salarié suédois a le droit de requérir quatre semaines de vacances successives en été sur son stock de cinq semaines. C’est une condition pour promouvoir ce mode de vie estival.
– L’été suédois est souvent pourri par la météo… Quelle est la part du mythe et celle de la réalité?
– C’est juste, il y a une mythologie de l’été. Dans « svensk sommar », il y a un côté goguenard. L’expression suggère aussi que la météo est typique pour le pays: mi-figue, mi-raisin; il y a du vent, l’eau est froide, il pleut… Les Suédois savent bien que la journée estivale parfaite – ensoleillée, chaude – est une denrée rare. Sa valeur est d’autant plus précieuse. De la même manière, tout le monde sait que les tensions familiales peuvent aussi se manifester, favorisées par le rassemblement estival.
– Existe-t-il un patriotisme territorial associé à l’été suédois?
– Je parlerais plutôt d’un chauvinisme tranquille. La conviction de former une société modèle est répandue, mais les Suédois s’en vantent assez rarement. C’est une conviction silencieuse.
– Le manque de densité est a priori peu compatible avec les retrouvailles et la socialisation de l’été.
– L’espace est vaste et les Suédois en ont fait un usage particulier: une modulation fine entre proximité et distance. Les fermes ou les maisons sont séparées entre elles par une distance confortable. Comme le chante Ulf Lundell: on est à distance du voisin, mais quand même assez proche pour entendre les rires de la fête par une soirée d’été. Il y a quelque chose aussi de cette «proximité-distance» dans le kram, l’embrassade entre amis ou membres de la famille, qui est tendre et distante à la fois.
– On est frappé par les nombreux rites de l’été suédois.
– Essentiellement, on se réunit pour chanter, faire du sport et passer des moments de convivialité autour du repas. A mon sens, il y a un rapport entre l’Etat social suédois très développé et ce besoin marqué de rituels. On a créé un filet de sécurité pour tous, enlevant une responsabilité de solidarité à la famille, au voisinage et aux amis. Ce modèle a forgé une société d’individus autonomes, guidés par le besoin d’accomplissement personnel et par un esprit souvent compétitif. Ce processus a généré un besoin de lien social et familial compensatoire. Les rituels qui scandent l’année, et particulièrement ceux de l’été, remplissent ce vide.