Rémunérations
A l’origine de l’initiative de Thomas Minder, il y a la débâcle de Swissair et une décennie d’inflation des revenus des grands patrons. Globalement,la Suisse offre les salaires les plus élevés en comparaison européenne. En Europe, seul le patron de Volkswagen a gagné plus que celui de Novartis en 2011. Le revenu record est celui du directeur de Credit Suisse qui, en 2009, a gagné un salaire de 19 millions de francs, augmenté d’un bonus de 70,9 millions de francs
Thomas Minder s’élance sur la tribune de l’assemblée générale d’UBS pour remettre un exemplaire du Code des obligations au président Marcel Ospel. Le service de sécurité le remet à l’ordre devant une salle médusée. Pour beaucoup de Suisses, la scène, qui s’est déroulée le 27 février 2008 à Bâle, reste indissociable du débat sur les salaires excessifs des grands patrons. Deux jours plus tôt, le Schaffhousois venait de déposer à la Chancellerie fédérale quelque 118 000 signatures en faveur de l’initiative «contre les rémunérations abusives».
Si la crise financière a intensifié ce débat en Suisse, son origine remonte au début de la dernière décennie. Trois épisodes ont marqué cette période. Le premier se joue en mars 2001, quand Mario Corti perçoit d’avance un salaire de 12,5 millions de francs. Il vient de quitter Nestlé pour reprendre la tête de Swissair. Cet événement a directement contribué à l’engagement de Thomas Minder, dont la société Trybol fournissait alors la compagnie aérienne. Six mois plus tard, Swissair faisait faillite, laissant impayée une facture de 500 000 francs due à l’entreprise schaffhousoise. Puis, en février 2002, le versement d’indemnités de départ record aux ex-dirigeants d’ABB, Percy Barnevik (148 millions) et Goran Lindahl (85 millions), défraie la chronique. S’y ajoute, la même année, le parachute doré de près de 20 millions proposé à Lukas Mühlemann, de Credit Suisse, auquel il renoncera finalement.
Plus discrètement, une réforme lancée la même année par la bourse suisse influencera aussi ce débat en profondeur. En avril 2002, la SWX présente une directive sur la gouvernance d’entreprise, qui encourage les sociétés cotées à publier leurs rémunérations fixes et variables, au moins de manière globale. Cette année-là, Nestlé et Roche font œuvre de pionnières en publiant l’enveloppe globale accordée à la direction générale et au conseil d’administration. Elles brisent un tabou: les autres sociétés du SMI sont alors muettes sur les salaires de leurs dirigeants. Cette réforme, qui était censée ramener le calme à propos des salaires des grands patrons, ravivera, au contraire, le débat. La reprise aidant, les paquets perçus par les dirigeants des grandes sociétés, comme Novartis et UBS, volent de record en record durant les années qui suivent.
Etre perçu comme un «Abzocker» ou non ne dépend pas que du salaire perçu, mais résulte aussi d’une attitude. Ainsi, personne ne reproche à Daniel Vasella d’avoir mal géré Novartis. C’est plutôt son refus d’entrer en matière sur la question des salaires élevés qui a forgé son image de patron profiteur auprès du public. En comparaison, Franz Humer, le président de Roche, le second manager le mieux payé du pays ces dix dernières années, a su se faire plus discret. Sur dix ans, de 2002 à 2011, Daniel Vasella a touché une rémunération cumulée de 287 millions, suivi par Franz Humer (142 millions), Brady Dougan (134 millions), Peter Brabeck (120 millions) chez Nestlé, et Marcel Ospel (104 millions), a calculé récemment Bilanz. Il y a aussi la manière dont les montants sont attribués: ainsi, Joe Hogan, le directeur d’ABB, a été critiqué pour sa prime de 13 millions de francs reçue lors de son entrée en fonction, non pas pour son salaire ni ses compétences.
Globalement, la Suisse offre les salaires les plus élevés en comparaison européenne. Selon les données du cabinet de conseil HKP, la rémunération moyenne des directeurs généraux des principales sociétés cotées helvétiques s’est établie à un peu plus de 8 millions d’euros en 2011, contre 6,73 millions en Grande-Bretagne et 6,66 millions en Allemagne (voir tableau). PricewaterhouseCoopers arrive à une estimation proche: le salaire moyen des dirigeants des 20 sociétés du SMI a atteint 7,2 millions de francs en 2011, en recul d’un quart par rapport au record atteint en 2007 (9,3 millions de francs). En Europe, seul le patron de Volkswagen a gagné plus que celui de Novartis en 2011. Et parmi les cinq présidents du conseil d’administration les mieux payés d’Europe, trois sont Suisses. Il faut aller aux Etats-Unis pour trouver des rémunérations un peu plus élevées, comme celle de Lloyd Blankfein, le patron de Goldman Sachs, qui a perçu 21 millions de dollars en 2012. La discussion sur les salaires a déjà contribué à modérer les rémunérations des grands dirigeants, estime néanmoins Stephan Hostettler, fondateur et associé de HKP. La rémunération directe du directeur général des grandes entreprise en Suisse n’a crû que de 1% en 2011, sur un an. De plus, 80% des plus grandes entreprises en Suisse permettent désormais à leurs actionnaires de voter de manière consultative sur leurs modèles de rémunération.
Reste une question à laquelle l’initiative n’apporte pas de réponse: quel est le «juste» salaire des patrons? Un sondage effectué en août par HKP et Demoscope fournit quelques pistes: un quart des Suisses, en faveur d’un plafond, placent le seuil maximal à 1 million de francs ou moins. Les autres montants les plus souvent cités étaient, dans l’ordre, un demi-million, 100 000 francs ou 2 millions. La valeur la plus élevée citée était de 50 millions. Quelle que soit l’issue du scrutin du 3 mars, le débat sur les rémunérations ne sera pas clos. Une autre initiative, celle des Jeunes socialistes, qui souhaitent limiter de 1 à 12 le rapport entre le salaire le plus bas et le plus élevé, pointe déjà à l’horizon.
Il faut aller aux Etats-Unis pour trouverdes rémunérations un peu plus élevées