Le président des Etats-Unis en est convaincu. La nouvelle directrice adjointe de la CIA, Gina Haspel, y croit aussi. Les héros fictionnels de 24 heures chrono sont également persuadés que la torture est un moyen efficace d’obtenir des informations. Cette série TV (dont le nouvel avatar 24: Legacy vient d’être lancé) a «profondément influencé la pratique des interrogatoires», et les tortionnaires de Guantanamo «l’ont utilisée pour s’en inspirer», note Shane O’Mara, neuroscientifique au Trinity College de Dublin. Mais que dit la science? Le chercheur irlandais a réuni en un volume* les preuves que non, la torture ne fonctionne pas.

Notre reportage: Dans le huis clos de Guantanamo

Le Temps: Vous expliquez que les processus neurophysiologiques mis en jeu par la torture ne peuvent conduire qu’à de faux aveux ou à de l’affabulation involontaire. Y a-t-il un accord de la communauté scientifique là-dessus?

Shane O’Mara: Il y a un consensus absolu. Le fait d’induire des états extrêmes de douleur, de stress, de peur ou d’anxiété inhibe les processus cognitifs d’une manière qui va à l’encontre de la possibilité d’obtenir des informations fiables. Ce consensus existe aussi bien parmi les chercheurs qu’entre les praticiens de l’interrogatoire. Mark Fallon, qui a été un des lanceurs d’alerte à Guantanamo, m’a dit: «J’ai toujours constaté que la torture ne fonctionnait pas; quand votre livre est sorti, j’ai compris pourquoi»… La science confirme ce que les praticiens savent d’expérience, et qu’ils résument par cette formule: «La torture, c’est pour les amateurs. L’interrogatoire, c’est pour les professionnels.»

– D’où vient l’évidence scientifique en la matière?

– Il y a d’une part les arguments historiques. L’historien irano-américain Darius Rejali fait ce constat frappant dans son livre Torture and Democracy (2009): ceux qui ont cru en l’efficacité de la torture n’ont jamais pu produire de preuves à l’appui de leur conviction… L’historien militaire anglais John Hughes-Wilson détaille, lui, dans son livre On Intelligence (2016) les tentatives mises en œuvre pour obtenir la recette du feu grégeois, une arme incendiaire inventée au début du Moyen Age dans l’Empire byzantin. Pendant des siècles, les soldats capturés ont été torturés par leurs ennemis pour qu’ils en révèlent les ingrédients – en vain.

Il y a ensuite l’évidence scientifique sur les effets du stress extrême au niveau du cerveau. En ce qui concerne par exemple la privation de sommeil (communément utilisée comme une «torture blanche», c’est-à-dire sans traces physiques), on dispose d’études sur les effets de l’insomnie et du travail de nuit, d’observations effectuées lors d’entraînements militaires intensifs et d’expériences en laboratoire avec des sujets volontaires. Tout cela montre que la privation de sommeil détruit la capacité de penser clairement, à tel point que, au bout de quelques jours, les gens commencent à avoir des doutes sur leur propre nom.

Pour éclairer les effets de la simulation de noyade (waterboarding), on dispose d’une littérature scientifique produite par les marines militaires sur la physiologie de la plongée, d’études anesthésiologiques et d’expériences en laboratoire sur la rétention du souffle. On sait ainsi que le waterboarding est l’un des stresseurs les plus extrêmes auxquels on puisse être exposé et que cela détériore le fonctionnement de la mémoire. Le Rapport de la commission du renseignement du Sénat sur la torture de la CIA (2012) confirmait que le recours à cette technique ne permettait pas d’améliorer l’accès à l’information, ce qui ne cessait de surprendre les interrogateurs non expérimentés.

– Les techniques d’interrogatoire non coercitives sont donc plus efficaces…

– Les compétences requises pour cela ne sont pas très différentes de celle d’un psychologue clinicien. Il faut se mettre dans la tête de la personne interrogée et essayer de voir le monde depuis sa perspective. Les bons interrogateurs ont une très bonne maîtrise de leurs impulsions et une grande capacité à comprendre les autres, leur culture, leur réseau de liens. Ils ne posent pas de questions directes, mais toujours de façon oblique, et ne réfutent jamais les propos de la personne interrogée. Ils font levier sur un phénomène enraciné dans notre neurobiologie, qui est la propension à parler de soi. Comme le montraient les psychologues Diana Tamir et Jason Mitchell dans une étude publiée en 2012, le fait de divulguer des informations à propos de soi active de manière puissante le système de récompense dans le cerveau. Les gens veulent être écoutés, et même s’ils ne font que mentir, on peut utiliser le pattern de leurs mensonges pour découvrir l’information.

– Faut-il penser que la torture sert à autre chose qu’à obtenir des informations?

– Il y a plein d’autres raisons pour lesquelles on la pratique: pour répandre la terreur, pour forcer les gens à répudier leurs croyances, pour obtenir des aveux forcés. Vous ne saurez pas, dans ce cas, si la personne est coupable, mais vous aurez extorqué sa signature en bas de la page.

* «Why Torture Doesn’t Work: The Neuroscience of Interrogation» (Harvard University Press, 2015)