Silence sur le lac: un monstre rôde. Il y a quinze ans, quand les réseaux sociaux n’existaient pas, ce n’était qu’une rumeur qui se propageait de pêcheur en pêcheur. Certains baigneurs racontaient l’avoir vu dans les eaux du Rhône genevois, d’autres dans celles du lac. Les prises se sont multipliées sur les deux rives ces dernières années, dans les filets à féras et à brochets des pêcheurs professionnels. Aujourd’hui, sa présence est bel et bien avérée: le silure s’est installé durablement dans les eaux profondes du lac Léman.

Sa taille moyenne oscille entre un et deux mètres. Il accuse sur la balance un poids pouvant dépasser la centaine de kilos: le silure glane est le plus grand poisson d’Europe. Avec ses allures de gigantesque poisson-chat, la bête n’est pas très séduisante. Sa large tête plate est encadrée par six barbillons, ses yeux sont minuscules (l’animal est quasi aveugle) et son long corps flasque ondule, tel un serpent. Ce prédateur omnivore chasse à toute heure de la journée: il s’alimente de poissons tels que le sandre, le carassin ou la carpe, mais aussi de batraciens, d’écrevisses, de mollusques ou de vers de terre.

Originaire d’Europe de l’Est, l’animal a ainsi été introduit en Angleterre au XIXe siècle, en Italie au XXe siècle puis en France dès 1960. Il est très présent dans le Rhône: en octobre 2015, un silure de 2,73 mètres a été pêché en Camargue, record mondial. Pour peupler les cours d’eau d’Europe, ce poisson a su emprunter les connexions existantes entre les canaux, les fleuves et les rivières, mais il a parfois profité de l’aide de l’homme, via les lâchers clandestins pratiqués par des pêcheurs amateurs. Les silures se sont ensuite souvent acclimatés à leurs nouveaux écosystèmes: ils ont la réputation de vivre vieux, entre vingt et cinquante ans. Et donc du temps pour croître toujours davantage

Son surnom: «le mal»

A part le piranha, rarement poisson d’eau douce n’a autant nourri les légendes et l’imagination. Au XVIIIe siècle, l’abbé Bonnaterre, un célèbre naturaliste français, classe le Silurus glanis dans son Tableau encyclopédique de la nature et lui appose ce surnom terrible: «le mal». Le silure ne laisse jamais indifférent.

Une plongée dans les eaux tumultueuses de YouTube, où les vidéos de silures sont très populaires, permet de comprendre cette passion encore vivace autour de l’animal. Les luttes homériques, l’enthousiasme des pêcheurs, les cris de joie au moment de la prise…

Ces scènes font le bonheur d’une communauté qui voue au prédateur une passion dévorante, quasi une religion. Preuve de sa popularité, le silure possède ses propres fake news. En mars dernier était postée une photo sur le compte Facebook d’un jeune pêcheur genevois en mal de buzz. Cette prise datait en réalité de 2016. Les photos et vidéos truquées sont légion, comme ce silure de deux mètres soi-disant capturé l’été dernier, sur les îles de Sion. Un faux.

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Pour Maxime Prevedello, le président de la Fédération des sociétés de pêche genevoises, l’arrivée du silure était inéluctable. «C’est un poisson qui a toujours été opportuniste et qui colonise tous les secteurs qui lui sont favorables.» Ce nouvel arrivant est classé comme «indésirable» par la loi sur la pêche du canton genevois. Une fois capturé, le silure ne peut pas être relâché et doit être mis à mort. «On pourrait exploiter sa capture, seulement, on n’a pas tellement l’habitude de consommer ce poisson à Genève. Le restaurant les Fourneaux du Manège à Onex offre un repas aux pêcheurs qui lui apportent un silure frais. Il le fume et c’est plutôt bon.» Alexandre Wisard est directeur du Service du lac, de la renaturation des cours d’eau et de la pêche (SLRP): «On sait relativement peu de choses sur ce poisson dans nos eaux. Jusqu’à l’année passée, les pêcheurs n’étaient pas tenus de les déclarer. On commence à peine à établir des statistiques. Ce super-prédateur va changer la donne.»

Lâchers clandestins

Pour prendre la mesure de cette colonisation, deux chercheurs de la Haute Ecole du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (Hepia) mènent depuis mai une étude pour comprendre son mode de vie dans le lac. «Avec l’aide des pêcheurs, on capture les silures et on les suit avec des marqueurs acoustiques, détaille David Grimardias, l’un des responsables. Puis on les relâche pour les suivre pendant six mois. On analyse ainsi la profondeur de l’eau, la température et la position géographique. S’il y a une mise à mort du poisson, on étudie ses contenus stomacaux pour comprendre leur régime alimentaire. On note aussi leur taille, leur poids et leur âge pour déterminer les caractéristiques de la population.» Les premiers résultats sont attendus pour fin novembre 2017.

Un silure n’a pas de dents, plutôt des espèces de râpes. Donc il ne peut pas s’agripper à un animal ou à un enfant

David Grimardias, chercheur à l'Hepia

Le mystère autour de sa venue dans le Léman reste pour l’instant entier. En Suisse, ce prédateur était présent naturellement dans les lacs de Neuchâtel et de Morat, mais c’est une espèce exotique dans le Léman. «Soit les silures ont remonté le Rhône depuis la partie française, grâce à la construction de passes à poissons qu’ils ont utilisés pour franchir les barrages de Génissiat et de Chancy-Pougny, soit ils sont partis d’étangs privés ou publics autour du Léman. Mais c’est beaucoup plus difficile à prouver», explique Alexandre Wisard.

David Grimardias est plus catégorique: «C’est sûr et certain: le silure n’a pas pu progresser naturellement sur le Rhône pour venir jusqu’à nous. On suppose que les poissons ont été ramenés au-dessus des barrages infranchissables par des pêcheurs avides de sport. Il y a eu des relâchers sauvages dans le Rhône, le lac, ou les étangs de pêche latéraux. C’est une introduction, à 99,9%. On espère pouvoir le déterminer aisément par la génétique.»

Saura-t-il s’acclimater?

Faut-il s’inquiéter de sa venue dans les eaux du Léman? «Le silure occupe une niche écologique, un espace où il y a d’autres espèces, et on craint qu’il ne prenne toute la place, s’inquiète Maxime Prevedello. Il ne faut pas qu’il empêche les autres de se développer normalement en occupant les mêmes zones ou en mangeant les œufs et les alevins.» Nestor Molière est l’un des premiers pêcheurs à avoir aperçu un silure il y a plus de quinze ans. Cet «œil de lynx», comme le surnomment ses confrères, se ravit de cette colonisation, car pour lui la biodiversité résistera facilement face à ce carnassier: «Le silure n’est pas dangereux, car il mange de tout en chassant uniquement à l’affût. Il n’a pas de pointes de vitesse. Il ne peut pas chasser une truite, un brochet ou un gardon par exemple. Si le poisson passe devant son nez, il va l’attraper, mais s’il est à deux mètres, il ne va jamais lui courir derrière.»

Je nageais à contre-courant. J’étais donc un peu stationnaire, quand j’ai vu cette bestiole. Elle était très grande, presque autant que moi, et ne bougeait pas. On se toisait du regard

Un baigneur du Rhône

David Grimardias s’interroge, lui, sur l’acclimatation de l’animal. «C’est un poisson très tolérant. La profondeur, la qualité de l’eau, ou la présence de sédiments, ne représentent pas un souci pour lui. En revanche, les silures ont des exigences en termes de température. Ils commencent à se reproduire à partir de 20 degrés. Des questions se posent alors sur leur capacité à se reproduire dans le Léman (ndlr: aux eaux plus froides). Est-ce que le silure va s’adapter à ces contraintes thermiques? De plus, on soupçonne des méthodes d’auto-régulation par le cannibalisme: les gros silures mangent les petits silures. Il limite sa population de lui-même.» 

Le mythe du mangeur d’enfants

Reste la peur que ce poisson suscite chez les baigneurs. Aux îles de Sion en 2011, une femme a pourtant vu un bout de son maillot de bain se faire emporter par un silure. Le poisson lui a laissé une marque rouge de 20 centimètres sur le corps. Nestor Molière s’étonne: «Un silure ne peut pas attaquer quelqu’un. Sa mâchoire remonte légèrement depuis le dessous et il faudrait qu’il se tourne sur le côté pour mordre quelque chose. Il peut seulement aspirer. En plus, il n’a pas de dents.»

Les plongeurs ou les nageurs qui l’ont croisé sous l’eau le confirment, le poisson fascine davantage par sa taille que par son agressivité. Cédric, 38 ans, un habitué de la chasse sous-marine, et son ami Philippe, 36 ans, nageaient autour des bains des Pâquis, ils sont tombés nez à nez avec un spécimen. «J’ai vu ce gros truc noir de deux mètres de long tapis dans les algues», raconte Cédric. «Nous étions entourés par cinq d’entre eux. Ils étaient énormes. C’était un mini-choc», ajoute Philippe. Stéphane nageait, lui, dans le Rhône: «Je nageais à contre-courant. J’étais donc un peu stationnaire, quand j’ai vu cette bestiole. Elle était très grande, presque autant que moi, et ne bougeait pas. On se toisait du regard.»

Vidéo. Une plongée filmée par un internaute à la sortie du Léman

David Grimardias rappelle lui aussi que le silure n’a pas de dents, «plutôt des espèces de râpes, donc il ne peut pas s’agripper à un animal ou à un enfant». Il poursuit: «Des baigneurs ont eu l’impression d’être attaqués, mais on sait que cette espèce défend seulement son nid. Ils sont certainement passés à côté et le silure a voulu les faire fuir. Il n’y a aucune volonté de tuer et les blessures restent superficielles», conclut-il. Les enfants peuvent donc se baigner tranquillement dans le lac. Et continuer à se faire peur.