Dans les abysses du Challenger Deep
Echos de sonar (3/8)
Soixante ans après Jacques Piccard, un nombre record de sous-marins embarqués ont atteint cette année le point le plus profond de la planète, dans la fosse des Mariannes. Des profondeurs encore méconnues, mais pas épargnées par l’activité humaine

Eternel objet de fantasmes, le sous-marin fascine autant que les abysses qu’il sillonne. Chaque semaine cet été, Le Temps sort son périscope et part à la rencontre de ces monstres submersibles, des grandes découvertes aux naufrages
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«Nous en savons plus sur l’espace que sur nos propres océans», entend-on souvent. Chiffres à l’appui: 12 personnes ont, à ce jour, foulé les cratères lunaires. Jusqu’à peu, trois seulement avaient visité le point le plus profond de notre Terre, situé dans le Pacifique, au fond de la fosse des Mariannes – parmi ces chanceux, l’explorateur suisse Jacques Piccard.
Une tendance qui s’inverse? Cette année, rien que durant le mois de juin, quatre plongées ont atteint le lieu-dit baptisé «Challenger Deep», près de 11 km sous la surface. L’occasion de faire le point sur l’exploration de nos profondeurs.
Crevettes et concombres
Depuis soixante ans exactement, un drapeau suisse flotte dans les abysses. Lorsque Jacques Piccard et le lieutenant américain Don Walsh ont posé leur bathyscaphe sur le sol du Pacifique, chacun a largué un étendard aux couleurs nationales. Mais plus qu’une démonstration de chauvinisme, l’expédition représente alors une révolution, relevant un impossible défi technique – un submersible capable de résister à une pression 1000 fois plus élevée qu’à la surface – et révélant au monde une découverte cruciale: la vie.
Si l’on pensait que les fonds obscurs lui étaient hostiles, au point de les envisager comme déchèteries nucléaires, on réalise qu’ils en abritent des formes variées. «Des amphipodes, ces crustacés semblables à des crevettes, ou encore le concombre de mer», détaille Jon Copley, biologiste américain et spécialiste de l’étude des fonds marins.
La voie vers l’Everest des profondeurs est ouverte. Des sous-marins robotisés y sont envoyés mais il faudra attendre 2012, et le réalisateur James Cameron, pour qu’un autre être humain reprenne le chemin du Challenger Deep. «Dans les années 1980 et 1990, plusieurs pays comme la France, le Japon ou la Russie ont désiré développer leurs compétences dans le domaine. Mais ces expéditions sont restées en grande partie financées par des privés», explique Jon Copley.
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Des explorateurs passionnés (et fortunés), à l’image de Victor Vescovo. C’est à cet homme d’affaires texan que l’on doit la récente série de plongées au fond de la fosse des Mariannes. Début juin, il y emmenait l’astronaute Kathryn Sullivan, la première femme à faire le voyage, mais aussi, quelques semaines plus tard, Kelly Walsh, fils de Don Walsh, le coéquipier de Piccard.
Pollution profonde
Vescovo s’est lui-même mis en tête d’atteindre le point le plus profond des cinq océans. Un défi aux allures de tourisme d’aventure? «Il s’est tout de même allié avec des scientifiques, qui ont profité de ces plongées pour déployer des instruments d’observation et de mesure», nuance Jon Copley. Quelque 40 nouvelles espèces ont ainsi été répertoriées, et les connaissances sur la faune marine affinées. Une «pieuvre Dumbo», octopode aux allures d’éléphant translucide, a par exemple été aperçue l’an dernier à 7000 m de profondeur dans la fosse de Java, bien plus bas qu’imaginé.
Plus inquiétante, la présence de microplastiques sur le plancher des océans, que les scientifiques de l’équipe de Vescovo ont identifiés dans les sédiments du sol, mais aussi dans les viscères des animaux. Jon Copley n’est pas surpris: même la pollution sonore humaine voyage jusqu’au Challenger Deep. «C’est ça qui est fou. On considère le fond des océans comme ce monde sauvage, vierge et très lointain, alors que 11 km, ce n’est pas une si longue randonnée!»
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L’impact des hommes sur leur sous-sol: une prise de conscience bienvenue, estime le biologiste, à l’heure où l’exploitation minière en haute mer se profile comme une réelle alternative. «Ces questions sont désormais le moteur de l’exploration sous-marine. Nous devons comprendre comment fonctionnent ces écosystèmes et comment ils réagissent, afin de mieux gérer l’activité humaine dans le futur.»