Chronique
Ce qu’un téléphone bricolé avec des boîtes de conserve nous apprend sur la révolution numérique. La chronique du président de l'EPFL, Martin Vetterli

Comme beaucoup d’enfants, j’ai construit un jour un téléphone rudimentaire en attachant deux boîtes de conserve aux extrémités d’une ficelle. On pouvait ainsi parler dans une des boîtes (l’émetteur) et écouter avec l’autre boîte (le récepteur). Cela fonctionnait vraiment bien, sur une cinquantaine de mètres si la ficelle était bien tendue: les ondes sonores captées par la boîte étaient transmises à la ficelle, puis simplement propagées le long de celle-ci, activant l’autre boîte dans laquelle on pouvait entendre parler très distinctement.
Comment aller plus loin?
Mais quid de plus longues distances? Est-ce qu’une troisième boîte pressée contre le récepteur permettrait une autre transmission de 50 mètres? Comme vous l’imaginez, probablement pas. Le son étant devenu trop faible, le bruit de fond rendrait la conversation inintelligible. Mais voici une solution alternative: une personne pourrait écouter le son arrivant dans le premier récepteur, et, s’il est intelligible, le répéter dans le deuxième émetteur. Si la parole est claire et comprise dans le premier récepteur, cela marchera! Mais certes, il faudrait observer des pauses en attendant que le répéteur fasse son travail. Une autre solution consisterait à amplifier le son au niveau du répéteur. Mais alors le bruit de fond serait aussi amplifié, évidemment.
On amplifiait aussi le bruit de fond...
Ce qui est intéressant, c’est que la dernière solution n’était autre que le dernier cri dans l’art des télécommunications au début du XXe siècle. Des câbles téléphoniques étaient posés à travers l’Atlantique, et des relais (des répéteurs) amplifiaient la conversation (y compris le bruit de fond!). C’est ce que nous appelons la communication analogique. Cependant, on creusait également l’idée d’un répéteur intelligent, comme dans la première solution. Mais plutôt que d’avoir un répéteur humain (un travail quelque peu solitaire au fond de l’océan), l’idée émergea d’envoyer des symboles discrets, par exemple une séquence de zéros et de uns d’une longueur prédéfinie chaque seconde. Ainsi, si le répéteur pouvait correctement décoder qu’un zéro ou un un était envoyé, il serait aussi capable de «répéter» exactement ce symbole et le transmettre plus loin, et ainsi, au bout du compte, le message de zéros et de uns atteindrait sa destination, quel que soit le nombre de répéteurs.
L’enjeu essentiel était de s’assurer que les symboles seraient correctement décodés malgré l’inévitable bruit de fond. Du fait que ce bruit est aléatoire, et même si les symboles sont bien plus grands que le niveau de bruit moyen, il peut arriver, dans une situation malheureuse, que le bruit corrompe le symbole, ce qui produit une erreur de décodage. Au milieu du XXe siècle, on estimait que c’était inévitable. Arriva alors Claude Shannon, un génie et polymathe travaillant aux Bell Laboratories. Dans un ouvrage magistral publié en 1948, il a déterminé précisément quand un message pouvait être décodé correctement, malgré le bruit.
Des distances arbitraires
C’était le véritable début de la révolution numérique, car les symboles (ou bits, comme Shannon les nomma) pouvaient désormais être transmis sur des distances arbitraires, et même être conservés pour un usage ultérieur. Comme vous le savez, cela a ouvert la voie à toutes les communications numériques que nous connaissons aujourd’hui, qu’elles voyagent sans fil ou via des câbles de fibre optique. Jouer avec des boîtes de conserve peut mener loin, je crois…
Cette chronique est parue dans L'Illustré.
Les deux précédentes chroniques:
Suzanne Vega et le père du MP3: petite histoire de la compression