La Suisse serait-elle la vache à lait de l’industrie médicale? A l’heure où les coûts de la santé ne cessent d’augmenter, la branche des dispositifs médicaux – tous les produits ne rentrant pas dans la catégorie des médicaments – se porte particulièrement bien dans notre pays, avec plus de 14 milliards à son actif. Il faut dire que la Suisse se situe à la tête de plusieurs classements lorsqu’il est question de prothèses, implants ou encore de stents, ces supports destinés à maintenir, notamment, les artères ouvertes.

Par leur nombre d’abord. Selon les observations de Santésuisse, faîtière des assureurs, la croissance dans ce domaine a été particulièrement importante au cours des dernières années. Avec 20 000 articulations de la hanche et 16 000 prothèses du genou implantées tous les ans, nous avons recours deux fois plus à ce type de dispositifs que nos voisins français. Le nombre de poses de stents cardiaques a aussi doublé entre 2002 et 2013, passant de 11 000 à 22 000. Même constat du côté des appareils respiratoires nCPAP – utilisés pour traiter l’apnée du sommeil – dont le nombre d’utilisateurs a fait un bond de 77% lors des cinq dernières années.

La Suisse est presque systématiquement plus chère pour des produits ayant exactement la même référence

Ricardo Avvenenti, centrale d’achat des hôpitaux Vaud-Genève

Par leur prix ensuite. Dans leur grande majorité, les dispositifs médicaux sont en effet vendus bien plus cher en Suisse. Le différentiel peut ainsi atteindre deux à quatre fois les prix pratiqués dans le reste de l’Europe. A titre d’exemple, un stent cardiaque coûte environ 240 francs en Angleterre, alors qu’il sera vendu entre 700 et 800 francs en Suisse. Les bandelettes de test de la glycémie, utilisées par les diabétiques, reviennent à 40 francs en Suisse contre 22 francs en Allemagne. Quant aux appareils nCPAP, le prix recommandé par les fabricants est de 2139 francs en Suisse, et de 1366 francs en France.

Mesures timorées

Pour Ricardo Avvenenti, directeur de la Centrale d’achats et d’ingénierie biomédicale des hôpitaux universitaires Vaud-Genève (CAIB) – qui regroupe également l’Hôpital du Valais, l’Hôpital neuchâtelois, l’Hôpital du Jura et l’Hôpital fribourgeois –, cette situation est tout simplement inacceptable: «Qu’il s’agisse de fils de suture ou de stimulateurs cardiaques, la Suisse est presque systématiquement plus chère pour des produits ayant exactement la même référence. Les prix de commercialisation y sont certes plus onéreux, mais de là à avoir des facteurs deux ou quatre, c’est totalement exagéré.»

Selon Santésuisse et la Surveillance des prix, le potentiel d’économie pourrait s’élever à 100 millions de francs annuels. Et ce, uniquement sur les appareils et dispositifs pouvant être utilisés par les patients eux-mêmes, ce qui exclut donc le marché des prothèses et des implants, pour lesquels les données sont lacunaires.

«Nous revendiquons depuis longtemps des adaptations de prix afin d’éviter aux payeurs de primes de devoir débourser des montants excessifs par rapport à l’étranger, explique Christophe Kaempf, porte-parole de Santésuisse. Début 2017, nous avons demandé de telles réévaluations concernant des dispositifs médicaux pour lesquels le potentiel d’économie s’élevait à 34 millions de francs. L’Office fédéral de la santé publique est intervenu, mais de manière trop timorée. Son adaptation ne permettra d’économiser que 300 000 francs par an.»

Manque de ressources

Le Département fédéral de l’intérieur et l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), chargés de la gestion et de la publication de la liste des moyens et appareils (LiMA) qui détermine les montants maximaux de remboursement, ont longtemps négligé ce dossier, selon plusieurs observateurs.

Depuis 1996, date d’introduction de la LiMA, aucun contrôle systématique n’a en effet été exercé, malgré plusieurs initiatives parlementaires. «Jusqu’en 2014, il faut relever un certain manque de dynamisme autour de ces questions, confirme Claude Hêche, membre de la Commission de gestion du Conseil des Etats (PS/JU), dont le rapport sur la révision de la LiMA est sorti mi-novembre. Le Département fédéral de l’intérieur nous a expliqué qu’il manquait de ressources pour examiner ces questions.» Pris en main en 2015 par l’OFSP, l’ensemble de la liste devrait être réexaminé d’ici à fin 2019.

Peu de transparence

Reste la question principale: comment expliquer ces différences massives entre la Suisse et l’étranger? Du côté de Swiss Medtech, faîtière des entreprises actives dans les technologies médicales, on plaide la spécificité du marché suisse, plus petit et décentralisé que ses voisins. Mais l’argument ne convainc pas. «Selon nous, le surcoût acceptable lié aux frais de distribution ou aux coûts salariaux en Suisse est situé entre 20 et 30% par rapport à l’étranger, pas davantage», estime Oliver Peters, directeur général adjoint du CHUV et ancien vice-directeur de l’OFSP. Une estimation corroborée par la Commission de gestion du Conseil des Etats.

Les coûts de production ont baissé de manière drastique, ce qui ne semble pas s’être répercuté sur le marché suisse

Stéphane Johner, directeur financier, CHUV

Les prix élevés ne peuvent, en outre, être justifiés par des coûts de production plus chers en Suisse. Une part non négligeable de dispositifs, comme les appareils respiratoires, sont en effet entièrement fabriqués par des firmes étrangères. «Certains industriels avancent aussi que des prix plus bas auraient des conséquences sur la qualité et l’innovation, mais il y a de nombreux domaines où il n’y a pas eu d’évolutions majeures depuis de nombreuses années, souligne Stéphane Johner, directeur administratif et financier adjoint du CHUV. Avec l’augmentation du volume des ventes, les coûts de production ont par ailleurs baissé de manière drastique, ce qui ne semble pas s’être répercuté sur le marché suisse.»

L’autre argument massue présenté par l’industrie pour justifier les écarts de prix repose sur les services aux hôpitaux et les conseils aux patients. Problème: contrairement au reste de l’Europe, les fabricants ne donnent jamais les prix nets des produits lorsqu’il est question du marché suisse, mais incluent automatiquement les prestations supplémentaires.

«Quand on demande aux industriels de coter séparément le prix des produits et des services, on bute toujours sur un refus, s’indigne Ricardo Avvenenti. A l’étranger, si l’on souhaite bénéficier de telles prestations, on les paie à part, ici ce n’est pas possible.»

Est-ce à croire que nos médecins seraient incapables de s’en sortir seuls, aux yeux des fabricants? «Lors de l’introduction d’une nouvelle technique, la présence des représentants au bloc peut représenter un avantage, mais plus lorsque les gestes deviennent routiniers.»

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Mauvais incitatifs

Face à des prix parfois exorbitants, les distributeurs ont également leur part de responsabilité. Certains n’hésitent en effet pas à percevoir des marges commerciales importantes sur certains produits, à l’image des bas de contention, sur lesquels une marge de distribution de 73% est prélevée. «C’est un point qui demande sans doute un renforcement des dispositions légales existantes, car l’on constate une grande latitude concernant les prix pratiqués par les centres de remise», appuie Claude Hêche.

Par ailleurs, le système de remboursement actuel génère aussi de mauvaises incitations. Ainsi, les assurances maladie sont obligées de payer les coûts des dispositifs médicaux à concurrence des montants maximaux de remboursement définis par la LiMA dans les années 1990. Or ceux-ci, bien souvent trop élevés, sont aussi très régulièrement considérés par les fournisseurs comme des recommandations de prix. «Ils s’appuient tous là-dessus, cela n’encourage pas la concurrence», nous confie une source proche du dossier.

Pour certains dispositifs, comme les pompes à insuline, la LiMA ne prévoit en outre qu’un remboursement en mode location, avec une obligation de changer le dispositif tous les quatre ans. Cette exception au niveau européen a son coût, puisque les diabétiques suisses paient leur pompe à insuline en moyenne deux fois plus cher que dans les autres pays. Quant aux particuliers soucieux de réaliser des économies en allant acheter leurs appareils à l’étranger, qu’ils se ravisent, puisque selon le principe de la territorialité, seuls les dispositifs fournis en Suisse sont remboursés par l’assurance obligatoire des soins.

Opération coup-de-poing

Pour lutter contre cet îlot de cherté, certains acteurs du domaine ont décidé de prendre les choses en main. «Nous observons clairement un cloisonnement du marché au niveau national, et c’est contre cela que l’on s’élève. Nous sommes prêts à utiliser toutes les mesures nécessaires pour changer les règles du jeu», indique Oliver Peters.

Concrètement? Du côté des hôpitaux, libres de s’approvisionner à l’étranger, l’heure est à une action plus frontale. «Nous avons déjà fait tout ce qui était possible en termes de massification des achats en Suisse romande, décrit Ricardo Avvenenti, directeur de la CAIB. Malgré cela, lorsque nous faisons des appels d’offres pour faire marcher la concurrence, les différences entre les fabricants sont extrêmement minces, ce qui nous fait penser qu’il y a peut-être un accord sur les prix pratiqués. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de procéder à des importations parallèles, afin d’avoir, enfin, une conversation d’égal à égal avec l’industrie.»

Si la démarche est soutenue par la Surveillance des prix et la Commission de la concurrence (Comco), les responsables des centrales d’achats des hôpitaux romands n’en ont pas moins rencontré des difficultés. «Dès que l’on aborde le marché avec la casquette suisse, les fabricants étrangers possédant également des distributeurs en Suisse refusent d’entrer en matière, ajoute Ricardo Avvenenti. L’un d’eux a même explicitement interdit à un distributeur indépendant de nous vendre ses produits.» Ce qui pourtant, selon la loi sur les cartels, est non seulement répréhensible, mais aussi passible d’une lourde sanction.

L’objectif des acheteurs suisses est clair. «Notre but n’est pas d’arrêter de travailler avec les distributeurs suisses, avance Stéphane Johner, directeur administratif et financier adjoint du CHUV. Nous sommes un hôpital public suisse, il est normal que nous soutenions le marché suisse, mais nous voulons aussi réussir à ramener les industriels à une situation raisonnable pour tout le monde, pour que cela ne soit pas, au final, à la population d’en payer les frais.»


Beat Vonlanthen: «L’industrie doit bénéficier de conditions-cadres optimales»

Le conseiller aux Etat (PDC/FR) est membre de la Commission de gestion en charge du récent rapport sur la révision de la liste des moyens et appareils (LiMA) pris en charge par l’assurance de base. Il est aussi président de Swiss Medtech, association faîtière des entreprises actives dans les technologies médicales.

Le Temps: N’est-ce pas un peu délicat de se pencher sur le potentiel d’économies concernant les dispositifs médicaux alors que vous représentez en parallèle les intérêts de cette branche?

Beat Vonlanthen: Pas du tout. Etant moi-même diabétique, je peux aisément voir quels sont les besoins et les soucis des patients. D’autre part, ma position à Swiss Medtech me permet de comprendre les réflexions de cette branche qui représente un facteur important de notre économie. Nous exportons une grande partie de ce que nous produisons, il est dès lors important que l’industrie puisse bénéficier de conditions-cadres optimales, qui lui permettent d’assurer l’innovation mais aussi la qualité et la diversité de l’offre.

Pourquoi, selon vous, payons-nous les dispositifs médicaux plus cher que dans le reste de l’Europe?

Les données quant aux poids respectifs des différents canaux de distribution, qu’il s’agisse des fabricants, des grossistes, des pharmaciens ou des médecins, sont encore loin d’être claires. Il faut aussi prendre en compte le fait que les prix pratiqués en Suisse comprennent des prestations supplémentaires comme la formation du personnel médical, et les salaires sont plus élevés qu’à l’étranger. Cela n’explique toutefois pas des différentiels pouvant aller jusqu’à 80%, c’est pourquoi il est important de réaliser un monitorage permettant de voir les aspects sur lesquels il est possible de réaliser des économies. Il faut toutefois souligner que la révision de la liste des moyens et appareils (LiMA) a montré qu’il existait des groupes de produits où le niveau de prix était comparable à celui de l’étranger.

Trouvez-vous normal qu’il ne soit pas possible d’acheter du matériel, comme des pompes à insuline, au lieu de devoir impérativement les louer?

Oui. La location permet d’assurer un meilleur accompagnement sur le long terme. Les équipements peuvent être échangés plus facilement si le progrès technologique offre au patient une valeur ajoutée. En cas de vente, c’est au patient lui-même d’assurer le suivi de ces appareils.

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