La biodiversité genevoise sous la loupe du public

Environnement Le laboratoire Bioscope ambitionne de faire répertorier les espèces genevoises par le grand public, principalement les écoliers, grâce à une nouvelle approche scientifique

Elle mêle relevés sur le terrain, application pour smartphone et «codes-barres ADN»

Quelques gravats encombrent encore le sol et des bouts de scotch indiquent l’emplacement des niches et des écrans. C’est là, dans le futur Bioscope au sous-sol de l’ancienne école de médecine, que des écoliers genevois mèneront dès cette année scolaire une expérience inédite: l’analyse du code-barres génétique de plus de 1500 insectes et plantes indigènes.

«C’est l’un des premiers projets participatifs des sciences expé­rimentales», se réjouit Bruno Strasser, directeur du Bioscope et professeur de biologie et d’enseignement des sciences à l’Université de Genève. «Le public est souvent impliqué dans des projets scientifiques, mais il s’agit presque toujours d’observation, par exemple en astronomie ou en ornithologie, ou de résolution de problèmes. Nous ferons entrer le public dans un laboratoire pour réaliser un véritable projet de recherche.» L’expérience se veut pédagogique, mais pas seulement. Elle vise à répertorier et à monitorer la faune et la flore du canton et à apporter 1000 nouvelles entrées dans la grande banque de données «Barcode of Life».

Développé par deux spécialistes en médiation scientifique et en biodiversité, Céline Brockmann et Candice Yvon, rattachées au Bioscope, le projet s’appuie sur une technologie vieille d’une dizaine d’années à peine: le code-barres ADN. Cette technique permet de déterminer à quelle espèce appartient n’importe quel être vivant en analysant un certain segment de son génome, une petite séquence d’environ 600 bases (les fameux A, T, C et G). Les codes-barres ADN représentent directement ces séquences: ils consistent en une suite de 600 bâtons de 4 couleurs, une par base. A chaque code-barres correspond donc une espèce. En séquençant l’ADN d’un échantillon obtenu sur le terrain (par exemple celui d’un scarabée), on peut obtenir son code-barres ADN et le comparer à ceux déjà existants pour s’apercevoir qu’il ne s’agit pas d’un vulgaire scarabée lambda mais d’un pique-prune, une des espèces les plus menacées d’Europe. Sans cette technique, il aurait fallu faire appel à un taxonomiste spécialisé pour le reconnaître. Autre avantage, elle est beaucoup plus rapide et économique qu’un séquençage complet du génome. Chaque analyse ne dure qu’une nuit et coûte, en incluant la conservation de l’échantillon, environ 10 francs au Bioscope.

Le code-barres ADN a donc la même ambition que celui qui orne les yaourts, faire passer l’inventaire du vivant à une échelle quasiment industrielle. Et il y a urgence, si la Suisse veut respecter les engagements de la Convention sur la diversité biologique, dont elle est signataire: la première étape consiste en effet à réaliser un inventaire de la biodiversité.

Concrètement, comment ça marche? Les élèves seront chargés de récolter par exemple des insectes dans le préau de leur école ou ses environs. A l’aide d’un smartphone et d’une application spéciale, ils photographieront le lieu où a été récoltée la petite bête, ce qui transmettra le moment et la localisation précise du prélèvement au Bioscope. Ils amèneront ensuite leurs spécimens au laboratoire, où ils devront en extraire l’ADN. Le séquençage sera effectué à l’université, dans une entreprise privée ou au Canada. Les élèves apprendront ensuite à lire et à nettoyer les résultats et les entreront sur la plateforme publique BOLD (Barcode of Life Database).

A ce moment, deux réponses sont possibles. Soit la plateforme reconnaît le code-barres ADN et il est alors établi que la bête trouvée ce jour-là dans le préau est un pique-prune. Le recensement est enregistré et l’ADN de l’insecte est conservé dans les archives du Musée d’histoire naturelle avec son code-barres. Soit l’écran affiche «résultat inconnu» et cela veut dire que l’écolier a récolté un spécimen qui n’est pas encore répertorié. La bête est alors confiée à un taxonomiste qui établira à quelle espèce elle appartient, et son code-barres sera entré dans la banque de données avec le nom de l’élève qui a le premier déterminé la signature de l’animal ou de la plante. «Entre les insectes et les végétaux, nous espérons enregistrer 1000 nouveaux codes-barres en trois ans», confie Bruno Strasser. Les spécimens recensés comptent toujours au moins un code-barres, une photo du sujet et un échantillon de son ADN. Cela afin de pouvoir mener des analyses ultérieures en cas de besoin.

Le travail des jeunes permettra d’une part d’enrichir la banque mondiale des codes-barres ADN et d’autre part de recenser les spécimens trouvés dans le canton. «25% des plantes et 39% des insectes sont menacés à Genève, remarque Bruno Strasser. Nous espérons montrer au public que la biodiversité ne concerne pas que les pandas ou les ours polaires. Le fait de nous adresser aux élèves permet aussi de bien couvrir le territoire car les écoles sont réparties dans tout le canton.»

Dès l’an prochain, Bruno Strasser aimerait aussi que le Bioscope mesure la bonne santé des cours d’eau, toujours à l’aide des codes-barres ADN. Dans toutes les rivières vivent des diatomées, des micro-organismes dont la sensibilité à des polluants comme le mercure varie d’une espèce à l’autre. En fonction du taux de mercure, différentes espèces de diatomées survivent. Déterminer lesquelles sont présentes dans un cours d’eau permet de déduire la présence actuelle ou passée de cette substance. Une doctorante de l’Université de Genève est actuellement en train de répertorier les codes-barres ADN de ces unicellulaires. Dès que son travail sera terminé, les écoliers pourront évaluer en temps réel la bonne santé des cours d’eau en analysant le code-barres ADN des diatomées.

Jan Pawlowski est professeur à l’Université de Genève et responsable de la banque de données suisse de codes-barres ADN SwissBOL. Il collabore avec le projet du Bioscope. «Les codes-barres ADN sont le seul moyen de connaître vraiment la biodiversité, dit-il. Il y a beaucoup d’espèces qu’on ne peut identifier qu’avec leur ADN. Je pense aussi que l’on peut découvrir de nouvelles espèces, même à Genève. Les gens croient que la biodiversité locale est bien connue et qu’il faut aller dans la forêt amazonienne pour découvrir de nouveaux organismes, mais ils se trompent. Et c’est encore mieux si ces découvertes sont faites par le grand public.» Le chercheur mentionne d’autres applications des codes-barres, comme l’identification de l’origine des viandes (du cheval dans vos lasagnes?) ou des poissons (perches «du lac»?).

Si les codes-barres ADN de la plupart des vertébrés ont déjà été déterminés, ce n’est pas le cas des invertébrés ou des plantes. Jan Pawlowski estime que des 50 000 à 70 000 espèces animales et végétales suisses, seules 5 à 10% sont déjà enregistrées. «On est loin de bien connaître par exemple tout ce qui vit dans le sol.» D’après lui, les chercheurs peuvent d’ores et déjà travailler à l’envers en analysant l’ADN des insectes pour se pencher ensuite spécifiquement sur les espèces inconnues. Une fois étoffée, cette nouvelle base de Big Data sera un formidable outil, rapide et puissant, pour faire l’inventaire du vivant et monitorer de manière plus efficace la biodiversité de la planète.

«Nous ferons entrer le public dans un laboratoire pour réaliser un véritable projet de recherche»