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La «biopsie liquide», parade inédite contre le cancer

Diverses méthodes permettent de repérer, dans une goutte de sang, des signes de la présence d’une tumeur dans l’organisme. Une approche en plein développement, capable de transformer la lutte contre le crabe

Analyse de sang au microscope. — © 123RF/ Richard Thomas
Analyse de sang au microscope. — © 123RF/ Richard Thomas

Une seule goutte de sang pour détecter très tôt un cancer, pour affûter le traitement oncologique ou pour tenter de prévenir une rechute. Ce sont les enjeux principaux d’une technique médicale non invasive, appelée «biopsie liquide», qui suscite de plus en plus d’intérêt. Pour preuve, la myriade de présentations sur le sujet au grand rendez-vous annuel de la Société américaine d’oncologie clinique (ASCO), qui s’est tenu début juin à Chicago. Si la première application relève encore de la promesse, les deux autres font déjà l’objet d’études probantes. De quoi transformer la lutte contre le cancer.

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Jusque-là, identifier clairement cette maladie passait par une biopsie, acte chirurgical non anodin consistant à prélever des bribes de tumeur cancéreuse. «L’idée de la biopsie liquide est de détecter dans le sang des traces circulantes d’une tumeur dans l’organisme», explique Dennis Lo, professeur de pathologie chimique à l’Université chinoise de Hongkong, et l’un des pionniers mondiaux du domaine. Ces traces peuvent être de différentes natures.

Pister des morceaux d’ADN

La première idée consiste à pister, dans le plasma, des morceaux d’ADN que les cellules tumorales y relâchent lorsqu’elles meurent. De quoi révéler la présence d’un cancer avant même l’apparition des premiers symptômes. Cette voie de recherche est la plus désirable, mais aussi la plus complexe. «Si la tumeur est encore à son stade initial, et est donc minuscule, les quantités de cet ADN tumoral circulant (ADNtc) sont si faibles qu’elles restent indétectables par les instruments actuels», indique Patrizia Paterlini-Bréchot, professeure d’oncologie à l’Université Paris Descartes. Ce d’autant qu’il s’agirait d’affirmer avec certitude que les fractions d’ADN recueillies sont bien la signature d’un cancer, et non celle d’une simple inflammation (induisant aussi le relâchement d’ADN muté).

Des écueils que des chercheurs du Memorial Sloan Kettering Cancer Center de New York ne jugent pas insurmontables. Sur 124 patients cancéreux, ils ont testé une méthode d’analyse sanguine d’ADNtc inédite, dite à «haute intensité», fournie par Grail. Cette société américaine détenue en grande partie par Illumina, principal fabricant de machines à séquencer les génomes, est dirigée par un ancien de Google, Jeff Huber, et aurait levé 1 milliard de dollars d’investissements.

Résultats, présentés à l’ASCO: les scientifiques ont pu, dans 89% des cas, identifier dans le plasma des modifications d’ADN qui étaient aussi présentes dans la tumeur, quand bien même il s’agissait de cancers à un stade avancé. «Notre étude montre que la démarche est possible», a dit son auteur, Pedram Razavi. Avant d’admettre: «C’est un premier pas, mais nous sommes encore loin de tests simples» pour une application en clinique.

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Basée près de Lausanne, la société Sophia Genetics, spécialisée dans l’analyse des données génétiques, a aussi annoncé à l’ASCO avoir développé une solution incluant de l’intelligence artificielle pour mieux profiler les tumeurs en corrélant les évaluations d’ADNtc recueillies chez des patients dans les 300 hôpitaux dans 50 pays avec lesquels elle collabore.

Mieux cibler les traitements

L’intérêt de traquer l’ADNtc ne se limite pas au diagnostic précoce du cancer. Cette méthode servira d’abord à améliorer le traitement chez des patients qu’on sait touchés. «La manière dont cet ADNtc est fragmenté avant de se retrouver dans le sang est caractéristique de chaque tissu cancéreux, dit Dennis Lo. L’analyser permet de mieux localiser la tumeur.» Voire, sur la base des analyses génétiques effectuées, de cibler le traitement ou de quantifier les risques de rechute. Une étude publiée en avril dans Nature a ainsi démontré que l’évolution du cancer des poumons pouvait beaucoup mieux être suivie grâce à cette méthode. Elle nécessite toutefois des analyses régulières aux coûts non négligeables (1750 dollars pour cinq échantillons).

Si l’on arrive à contrôler les métastases avec des traitements adaptés, on pourrait permettre aux patients de vivre avec un cancer de manière chronique, comme c’est le cas avec l’arthrite ou le sida.

La variabilité des quantités d’ADNtc dans le sang est aussi un signe du fait que les tumeurs produisent déjà, ou non, des métastases. Si tel n’est pas le cas, des traitements spécifiques peuvent être proposés. Or «si l’on arrive à contrôler les métastases avec des traitements adaptés, on pourrait permettre aux patients de vivre avec un cancer de manière chronique, comme c’est le cas avec l’arthrite ou le sida. Les métastases seraient gardées dans un état dormant, non nocif», explique Curzio Rüegg, professeur de pathologie à l’Université de Fribourg qui, avec le Swiss Integrative Center for Human Health établi aussi dans cette ville, vient de lancer un grand programme sur les biopsies liquides.

Patrizia Paterlini-Bréchot a d’ailleurs mis au point une autre technique de détection précoce de l’invasion tumorale, appelée ISET (acronyme anglais pour Isolation by Size of Epithelial Tumor Cells), qu’elle décrit dans son livre Tuer le cancer. «Celle-ci se base sur la traque de cellules tumorales circulant (CTC) dans le sang des patients, des cellules mortes et relâchées par la tumeur encore naissante, décrit-elle. Or celles-ci sont rares et ardues à identifier sans erreur. Nous avons mis au point une sorte de tamis permettant de les isoler sans perte. Elles sont ensuite identifiées de façon fiable par analyse au microscope.» Soixante-quatre travaux utilisant cette méthode ont déjà été publiés, dont un des derniers en janvier dans la revue PLOS One.

Moyens pharma-industriels

Enfin, plusieurs groupes dans le monde tentent aussi de repérer dans le plasma sanguin non pas des cellules ou de l’ADN tumoral, mais d’autres molécules (protéines par exemple) caractéristiques de la présence de tumeurs spécifiques. Par exemple, en février, dans la revue Nature Biomedical Engineering, des chercheurs américains et chinois ont fait état d’un test bon marché et ultrasensible, qui permet de diagnostiquer précocement le cancer du pancréas dans une quantité infime de plasma sanguin.

Pour Patrizia Paterlini-Bréchot, toutes ces techniques d’analyse sanguine vont, à terme, compléter l’arsenal des médecins pour détecter les cancers. «Actuellement, toutes se font encore de façon artisanale. Mais dès que des moyens pharma-industriels seront alloués à ce domaine – et cela commence –, leurs coûts pourront baisser énormément.»

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