Technologie
L’ingénierie de la biologie suscite un engouement croissant aux États-Unis. Les investissements progressent à grande vitesse, tandis que la réglementation reste floue

Un soir de septembre, dans les locaux de la société d’édition de logiciels Autodesk, sur le Pier 9, à San Francisco. Les bureaux sont fermés, mais un petit groupe s’attarde dans la salle de réunion donnant sur la baie de San Francisco. Ingénieurs, financiers, étudiants, ils sont venus assister à un cours d’initiation à la biologie de synthèse, la création de matière vivante par les techniques de l’ingénierie.
Au programme: le mécanisme de base de la cellule, les promesses de la biologie (création de matériaux super-résistants, de virus permettant aux antibiotiques de pénétrer les défenses bactériennes, etc.). Et le fonctionnement de Crispr-Cas9, l’outil révolutionnaire qui, depuis 2012, offre la possibilité de modifier facilement le génome. A la fin de la séance, les élèves participent à une expérience de modification d’ADN. Ils repartent avec une boîte de Petri contenant une bactérie de synthèse censée devenir rouge sous l’effet de la lumière…
Ce cours de vulgarisation n’est pas une exception. Dans la baie de San Francisco, trois laboratoires communautaires proposent enseignement et travaux de groupe à des «citoyens scientifiques» qui s’amusent à extraire l’ADN d’une fraise, produire des plantes luminescentes, voire imprimer des cellules vivantes en 3D. «Ce genre d’initiative était accueilli avec scepticisme par l’industrie», dit John Cumbers, spécialiste de microbiologie cellulaire et organisateur de cours. Maintenant, les sociétés de biotechnologie voient la participation des «citoyens» d’un autre œil. Aucune ne veut s’aliéner le public et devenir le Monsanto de la biologie synthétique.
L’ingénierie de la biologie suscite un engouement croissant dans le secteur privé américain. En 2005, 45 compagnies étaient recensées dans le secteur. Elles étaient 103 en 2010; 200 en 2014. Les investissements privés se sont élevés à 560 millions de dollars pour les neuf premiers mois de 2015, indique John Cumbers, soit plus que les investissements combinés pour 2013 et 2014. Et depuis deux ans, note-t-il, les milliardaires du high-tech «se tournent vers les biotechnologies», de Peter Thiel, cofondateur de PayPal, à Eric Schmidt, de Google, qui a investi à titre privé dans Zymergen, une start-up qui a robotisé la fabrication de l’ADN.
Chercheurs inquiets
Le secteur public n’est pas absent. Selon un rapport publié en septembre par le projet sur la biologie synthétique du Woodrow Wilson Center, un institut de politiques publiques de Washington, le gouvernement américain a financé pour 820 millions de dollars de recherches dans le domaine de la biologie de synthèse entre 2008 et 2014. Fait nouveau: la défense a pris le pas dans les investissements sur l’agronomie ou la santé.
L’agence du Pentagone pour la recherche, la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa), se taille la part du lion. Avec 100 millions de dollars de financements pour 2014 (contre pratiquement zéro en 2010), elle éclipse les autres organismes publics tels que la National Science Foundation (NSF), les National Institutes of Health (NIH) ou encore le Ministère de l’agriculture. La Darpa représente maintenant près de 60 % de l’ensemble du financement public dans la biologie de synthèse.
Ce déséquilibre inquiète les chercheurs. Les domaines dans lesquels la Darpa travaille restent volontairement imprécis ou sont étiquetés secret défense sur les demandes de subventions épluchées par le Wilson Center. En 2012, la Darpa a lancé le projet «Living Foundries», destiné à faciliter la construction et la production de «briques» d’ADN. Fin septembre, elle a octroyé 32 millions de dollars au laboratoire de biologie synthétique du Massachusetts Institute of Technology. Objectif: développer «des nouveaux produits déterminants dans le secteur de la santé humaine, de l’agriculture et de la chimie» et «servir de mécanisme pour s’attaquer à certains des grands problèmes du monde»…
Les investissements augmentent, mais à sens unique. Corollaire de la militarisation de la recherche, la part de financements publics consacrée à l’étude des risques posés par la biologie de synthèse est de plus en plus faible: moins de 1% du total. L’éventuel impact des manipulations de l’ADN sur l’environnement ou la santé publique est laissé de côté. De même que les questions éthiques ou juridiques. David Rejeski, directeur du programme sur la science et l’innovation technologique au Wilson Center, s’inquiète de ce que les Etats-Unis soient «mal préparés» aux conséquences de l’afflux de plus de 1 milliard de dollars dans un secteur aussi jeune.
En juillet, l’administration Obama a lancé une mise à jour du cadre juridique réglementant les biotechnologies depuis 1992. Le système actuel est trop complexe, a admis John Holdren, le conseiller scientifique de Barack Obama. Le public «ne comprend pas comment la sécurité des produits biotechnologiques est évaluée». Et les start-up ont du mal à interpréter la réglementation. En Europe aussi, la Commission se demande si elle doit réviser les procédures d’évaluation des plantes «bioaméliorées».
Le Congrès américain a tenu quelques auditions. Un projet de loi est à l’étude. Un sommet des principales sociétés savantes américaines, chinoises et britanniques, portant sur l’édition des gènes humains, est prévu en décembre à Washington. Etant donné la sensibilité du sujet (les OGM) et la résistance de la droite chrétienne aux manipulations de tout ce qui touche à la «vie», les experts ne s’attendent pas à des avancées avant l’élection présidentielle de 2016. «Nous sommes dans cette situation étrange où il y a davantage d’argent et une réglementation inadaptée», note David Rejeski.
A ce jour, on dénombre 115 différents produits et applications issus de la biologie de synthèse, dont environ 50 sont sur le marché ou prêts à un usage commercial, comme les algues génétiquement modifiées, à l’étude à l’EPA, ou le saumon à croissance rapide, qui attend depuis plus de quinze ans les autorisations fédérales. Algues et poissons vont probablement devoir continuer à patienter, alors que les chercheurs du secteur privé et les «bricoleurs» des labos citoyens pourront continuer à profiter de la confusion qui entoure leur activité.
Le Monde