Fermement maintenu dans les bras du maire de Villeperdrix, village montagnard du Parc Naturel des Baronnies provençales, Volcaire roule des yeux effarés devant la petite foule venue assister à son retour à la nature. Volcaire est un poussin de gypaète barbu, la plus grande espèce de vautour de l’avifaune européenne (2,80 m d’envergure à l’âge adulte) – ce qui explique qu’âgé de seulement 90 jours, alors qu’il ne sait pas encore voler, il a déjà la taille d’un bon dindon.

Né en captivité en Autriche, Volcaire est en ce 3 juin 2016 sur le point d’être «lâché», selon la terminologie légèrement trompeuse en vigueur: en réalité il sera placé dans une cavité de falaise grillagée (un «taquet»), en compagnie d’une femelle du même âge baptisée Girun, le temps de s’attacher aux lieux. Ce n’est qu’un mois plus tard que, la grille retirée, les deux locataires pourront prendre leur envol au-dessus de la garrigue et des vergers d’oliviers. La théorie étant qu’ils garderont une affinité pour cette falaise calcaire du Mont Angèle où l’on espère qu’ils reviendront nicher adultes.

Longue expérience

Le scénario de ce «lâcher» est fondé sur une désormais longue expérience: les gypaètes font l’objet de réintroductions dans les Alpes depuis précisément 30 ans, puisque les premiers individus ont été réintroduits en Autriche en 1986, et à partir de 1991 en Suisse, en Engadine, dans le Parc national. Un programme de réintroduction qui est une des plus éclatantes success story de la biologie de la conservation. Complètement éradiqués de tout l’arc Alpin depuis la fin du XIXe siècle, par le pillage des nids, les tirs et le poison, on y compte désormais, à force de lâchers, plus de trente couples de gypaètes nicheurs (dont près de la moitié en Suisse). Ces couples produisent chaque année une vingtaine de jeunes à l’envol, augmentant régulièrement l’effectif.

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Il faut dire que le gypaète bénéficie d’un atout-clé pour une réintroduction réussie: il n’interfère avec aucune activité humaine. Son éradication n’a eu pour cause qu’une mauvaise réputation nourrie de légendes rurales d’agneaux (voire d’enfants) volés.

«En réalité, l’animal est incapable de chasser. Il se nourrit exclusivement des os des carcasses qu’il trouve, os qu’il parvient à ingérer même s’ils font 25 cm de long et 2 cm de large – et s’ils sont plus gros il les lâche sur les pierriers pour les briser», rappelle Julien Traversier, qui pilote la réintroduction de Volcaire et Girun pour l’association «Vautours en Baronnies». Du coup, désormais, les seules menaces qui pèsent sur le gypaète sont les obstacles tels que les lignes électriques, et les empoisonnements, généralement provoqués par l’ingestion d’appâts destinés à d’autres (renards ou loups le plus souvent).

Résultat, beaucoup des individus réintroduits parviennent à survivre, les montagnes étant l’habitat naturel auquel ils sont parfaitement adaptés, comme le rappelle le biologiste François Biollaz, responsable du suivi du gypaète en Suisse occidentale: «C’est tellement vrai qu’ils nichent en hiver, en décembre ou janvier, pour que les petits éclosent en mars/avril, moment du pic d’avalanches, et moment où beaucoup d’animaux meurent d’épuisement, – ce qui permet aux parents de trouver des cadavres pour les nourrir.»

De nombreux partisans

Non contents de ne plus avoir d’ennemis, les vautours comptent désormais de nombreux partisans. C’est que par-delà les défenseurs de la nature, sensibles à l’extraordinaire élégance de leur vol, et à leur rôle d’équarrisseurs naturels, l’industrie du tourisme bénéficie de toute évidence de leur présence: «Nous savons qu’il y a des centaines de gens qui viennent exprès à l’endroit où les gypaètes sont le plus visibles en Suisse, à savoir dans le Parc national suisse dans les Grisons ou en Valais, en rive gauche du Rhône, sur les falaises entre Loèche-les-Bains et Chamoson. Et ils viennent de toute l’Europe», indique François Biollaz.

Le maire de Villeperdrix, Jacques Nivon, renchérit: «C’est tout à fait le genre de tourisme que nous recherchons pour notre région, diffus et étalé sur toute l’année – pas des autocars qui se déversent en été!».

Mais si l’espèce prospère désormais naturellement, pourquoi poursuivre les réintroductions? «Parce que la population alpine est non seulement petite, mais issue d’un groupe restreint de reproducteurs captifs, donc avec une faible diversité génétique, indique François Biollaz. Nous souhaiterions la reconnecter génétiquement avec l’importante population pyrénéenne (200 couples). C’est pourquoi nous cherchons à créer des noyaux géographiquement intermédiaires, dans les Cévennes, dans les Baronnies et le Vercors, qui sont les massifs montagneux les plus proches à l’Ouest de l’arc Alpin».

Une population génétiquement plus diverse, en effet, a plus de chances de survie en cas d’apparition d’une nouvelle maladie, d’un nouveau parasite, ou d’un changement brusque de l’environnement. Un fichier ADN de la population alpine a d’ailleurs été constitué par les scientifiques grâce notamment aux plumes, fichier qui permettra d’en suivre l’évolution génétique.

Un argumentaire qui a convaincu la Commission Européenne: elle a consenti à dépenser un million d’euros par an, durant six ans, pour tenter de réaliser cette connexion entre oiseaux alpins et pyrénéens par une dizaine de lâchers. Seul problème, les gypaètes sont de grands voyageurs: des individus alpins ont été vus en Belgique, au Royaume-Uni, au Danemark. Nul ne peut garantir que, lorsque à l’âge de six ans ils accéderont à la maturité sexuelle, ils reviendront nicher à l’endroit souhaité – même s’ils semblent y rester attachés. Mais qu’y faire? Rendre la liberté aux oiseaux, c’est inévitablement s’exposer à ce qu’ils en usent.