Le «pays du pélican». C’est ainsi que la Louisiane est baptisée, en hommage à son oiseau emblématique, et naguère menacé. Et, paradoxalement, le pélican brun pourrait être la première victime de la spectaculaire nappe de pétrole qui erre et enfle dans le golfe du Mexique, depuis l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon le 20 avril.

Aujourd’hui, les autorités locales en sont réduites à donner du canon pour éloigner les oiseaux qui vivent sur les côtes, et à croiser les doigts. A ce jour, les 32 000 tonnes libérées lors de l’explosion – auxquelles s’ajoutent 800 tonnes qui remontent chaque jour du puits sous-marin endommagé – n’ont pas encore fait de réels dégâts écologiques. L’alerte aux échouages de tortues lancée un peu rapidement par des organisations écologistes a été démentie: les autopsies d’une dizaine d’animaux retrouvés sur des plages n’ont montré aucune trace de pétrole dans leur organisme.

Mais la nappe joue avec les nerfs des autorités et des pêcheurs, au gré des vents et des courants. Jeudi, les premières annonçaient que du pétrole avait atteint une plage de l’île de Freemason, à l’extrémité sud des îles Chandeleur, qui font partie de la réserve naturelle Breton National Wildlife Refuge.

L’ampleur de la nappe – plus de 20 000 km2 – inquiète, tant les espaces côtiers, autour du delta du Mississippi, sont fragiles. De vastes zones marécageuses fréquentées à cette époque de l’année par de nombreux oiseaux migrateurs, et connectées à l’océan par un mince cordon de forêt aquatique, la mangrove. Une oasis – née du subtil mélange d’eaux douces et salées – qui nourrit une multitude de poissons juvéniles, de petits crustacés et de coquillages. Une véritable nursery pour les pêcheries des eaux du golfe du Mexique.

Cette situation rappelle inévitablement quelques autres catastrophes majeures du même genre, comme les naufrages de l’Erika (1999) et du Prestige (2002) sur les côtes de France, respectivement d’Espagne. Et les images d’animaux enrobés de fioul. En Bretagne, après les opérations de nettoyage, d’aucuns prétendaient que l’océan se serait «auto-purifié» en quelques années. Peut-être à première vue seulement. Car, vingt et un ans après l’échouage de l’Exxon Valdez en Alaska, qui a vu 41 millions de litres de pétrole se déverser dans la mer, la région panse encore ses plaies, relevait l’AFP, citant un rapport détaillant le bilan environnemental de la catastrophe. «L’impact sur la pêche se fait encore sentir. Ni le hareng ni le saumon n’ont retrouvé leurs niveaux d’antan», dit Emilie Surrusco, porte-parole de l’Association de défense de la vie sauvage en Alaska. De plus, les orques qui vivaient dans la zone du Prince William Sound sont en voie d’extinction.

Qu’en serait-il dans les marais et mangroves du sud des Etats-Unis? Dans ces eaux plutôt calmes, à quel point et sur quelle durée la mer pourra-t-elle assimiler, seule ou non, la potentielle pollution?

«Le pétrole brut est beaucoup plus néfaste pour la faune et la flore que les fiouls lourds issus du raffinage qui se sont déversés en Europe, dit Christophe Rousseau, directeur adjoint du Centre français de documentation, de recherches et d’expérimentations sur les pollutions des eaux. Le brut contient des substances volatiles, toxiques, capables de pénétrer les tissus biologiques.»

Et, contrairement aux plages sablonneuses et rocheuses des côtes françaises et espagnoles, les espaces naturels du sud de la Louisiane sont inaccessibles. «Dans un tel milieu, le nettoyage est presque mission impossible», prévient Franck Laruelle, un biologiste marin qui travaille pour l’Itopf. Un organisme financé par les armateurs pétroliers, qui leur offre assistance et expertise en cas de marée noire. Cet expert est intervenu sur une douzaine d’accidents, notamment celui du M/T Solar 1, qui a frappé des mangroves aux Philippines en 2002. «Dans ce type de milieu, suivant la nature du pétrole qui arrive, il vaut mieux ne pas tenter de nettoyer. Le remède peut être pire que le mal.»

Un avis partagé par le biologiste Daniel Guiral, spécialiste des mangroves d’Amérique du Sud à l’Institut français de recherche pour le développement. «Tant que le pétrole est en mer, il faut tout faire pour l’empêcher d’arriver sur les côtes, quitte à le brûler. Mais, une fois qu’il aura touché marécages et mangroves, mieux vaut laisser la nature se débrouiller, éviter les produits dispersants qui ont des effets secondaires, même s’il faut s’attendre à des dégâts durables.»

Le pétrole empêche les plantes de survivre, dans un environnement déjà difficile. «Dans les mangroves, il empêche la respiration des arbustes, qui tirent l’oxygène de l’air, grâce à des excroissances racinaires qui émergent seulement à marée basse. Il freine aussi le rejet du sel excédentaire. Sans compter que beaucoup d’espèces animales seront empêchées de respirer, le pétrole bloquant les échanges d’oxygène à la surface entre air et eau.»

Malgré tout, la nature devrait s’en tirer toute seule, même si cela prendra du temps. «Mangroves et marécages sont le lieu de production d’hydrocarbures naturels, des précurseurs du pétrole, dit Daniel Guiral. La flore microbienne locale est donc relativement apte à digérer ces substances. Le pétrole reste une substance naturelle, pas un produit chimique de synthèse.»

Franck Laruelle rappelle qu’aux Philippines, six mois après l’accident du Solar 1, la nature a repris le dessus en seulement six mois. Pour les spécialistes, le calme naturel qui règne dans les marécages est aussi porteur de mauvaises nouvelles. Au point que la saison annuelle des cyclones de l’Atlantique, qui démarre en juin, pourrait brutaliser la pollution autant que la nature. «L’agitation apportée par une tempête tropicale pourrait jouer le rôle d’un dispersant naturel et accélérer la récupération des espaces naturels», reprend Daniel Guiral. Mais le chercheur reconnaît qu’il est «inquiet que cette catastrophe se soit produite au printemps, au moment où les migrateurs sont affairés à se reproduire. Cela pourrait avoir un effet boule de neige.»