Pourquoi cet objet me paraît-il beau? Pour des raisons qui remontent loin dans l’évolution de mon espèce? Pour les échos qu’il trouve dans mon histoire personnelle et mon apprentissage culturel? Les deux, assurément: la nature est un piano sur lequel la culture joue une partition, et chaque morceau qu’on joue conduit le piano à évoluer… Tour d’horizon de quelques recherches récentes.
L’attraction sociale
Commençons par le plus simple: «Le cerveau ne produirait pas de réaction esthétique si cela ne servait à aucun but utile pour la survie», note Dahlia W. Zaidel, chercheuse en neurosciences comportementales à l’Université de Californie à Los Angeles, dans un article paru en février 2015 dans la revue Frontiers in Human Neuroscience. Le fait que la sensibilité esthétique se retrouve partout et dans toute l’histoire de notre espèce suggère, en effet, qu’il existe «une fonction biologique et adaptative de l’esthétique, qui va au-delà du plaisir». Mais laquelle? S’agit-il bêtement – si l’on ose dire – de sélection sexuelle? L’œuvre d’art servirait-elle à «afficher les qualités génétiques de l’artiste» – en l’occurrence «sa créativité et ses capacités cognitives» –, faisant de la création l’équivalent de la roue d’un paon? Verrions-nous un partenaire sexuel derrière chaque geste esthétique? Mouais…
Il y a autre chose, poursuit la chercheuse. Si l’émotion esthétique a pour but de susciter un phénomène d’«attention-attraction», celui-ci est avant tout social: la beauté de tout ce qu’ils créent attire les humains les uns vers les autres. Cette attraction est bénéfique sur le plan de l’évolution: «L’accroissement de la taille des groupes humains, ainsi que l’accumulation de compétences culturelles conservées et transmises entre les générations, sont des facteurs essentiels du succès que rencontre Homo sapiens dans son développement.» Autrement dit, le ravissement esthétique a été retenu dans le bagage de notre espèce car il nous tient ensemble.
Le miroir et l’ordre cosmique
Qui dit mieux? L’expérience esthétique, la sensation d’être confronté à une forme de beauté, serait un clignotant, un avertisseur, une boussole servant à nous indiquer que nous sommes sur la bonne voie pour capter une vérité fondamentale au sujet de l’Univers – ou de nous-mêmes. Cela sonne mystique, mais c’est l’idée d’un scientifique: le neurobiologiste Semir Zeki, pionnier de la neuroesthétique, professeur à l’University College de Londres.
Son hypothèse se nourrit d’un constat étonnant: la région cérébrale corrélée à l’expérience de la beauté (la zone A1 du cortex orbitofrontal médian, associée à un circuit de la récompense) est toujours la même, quelle que soit la source de l’émotion esthétique. Celle-ci peut être indifféremment «visuelle, musicale, morale ou mathématique», écrit le chercheur dans le numéro d’octobre 2014 de la revue Neuron . Une équation, un visage, un tableau sont beaux de la même façon pour notre cerveau – et le fait de les trouver beaux sert à nous signaler qu’on perçoit là quelque chose de vrai…
Mais comment notre cerveau sait-il qu’il est en présence d’une vérité? Peut-être parce que «l’ordre structuré, ou la structure ordrée de l’Univers dans lequel nous avons évolué» sont justement «reflétés dans l’organisation de nos cerveaux». Dans l’expérience esthétique, le cerveau vivrait ainsi un effet miroir, face à son propre fonctionnement et face à l’identité entre celui-ci et la mécanique de l’Univers… C’est peut-être pour cette raison, conclut Semir Zeki, que nous découvrons des lois physiques de manière mentale, avant même toute exploration expérimentale.
Le rythme et l’effet Doppler
Nous percevons de la beauté dans la musique et dans la danse parce que la capacité de nous synchroniser avec les rythmes du monde est une condition indispensable de notre survie: c’est ce que propose Tianyan Wang, biologiste à l’Université de Shenzen (Chine), auteur d’une étude parue en février 2015 dans Frontiers in Neuroscience qui pourrait s’intégrer dans l’approche spéculative de Semir Zeki évoquée ci-dessus.
L’un des mécanismes en jeu s’appelle «effet Doppler»: c’est le phénomène physique qui modifie notre perception d’une fréquence sonore lorsque la distance se modifie entre notre oreille et la source du son. Exemple ordinaire: la distorsion d’un bruit de moteur, ou de la sirène d’une ambulance qui passe, dont le hurlement, constant, nous paraît se modifier. Ce qui semble se modifier, c’est plus précisément sa hauteur: plus aiguë à l’approche, plus grave lorsque le son s’éloigne. C’est ainsi, avance le chercheur, que notre cerveau interprète la différence de hauteur entre deux notes comme un rapport mouvant entre notre position et celle d’un événement. Et c’est ainsi que, dans l’ombre de notre esprit, chaque mélodie déroule une histoire dans laquelle nous sommes en danger, en fuite, en train de bondir en avant ou en sécurité…
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Et le rythme? La plupart des êtres vivants évoluent dans un environnement fait de rythmes entrelacés: les vagues, le vent, le mouvement des branches, le remue-ménage des autres organismes. La capacité de se percevoir ses rythmes et de se synchroniser avec eux a des avantages vitaux: elle s’inscrit donc dans le système de récompense de notre cerveau. La musique, note le chercheur, active en particulier «le même circuit de récompense mésolimbique que la nourriture, le sexe et la drogue»… Voilà pourquoi le rythme, sa constance, ses variations, sa prévisibilité et ses surprises sont perçus comme des sources d’un si grand plaisir.
Le choc des images
Il existe un certain nombre de stimuli visuels face auxquels tout le monde, sans distinction de culture et d’histoire personnelle, éprouverait une émotion esthétique. En identifiant ces stimuli, on pourrait mettre au point un algorithme qui permettrait de savoir à l’avance ce qu’on trouvera beau et produire ainsi, avec une certitude mathématique, des sources de beauté – «avec de nombreuses d’implications pour le marché de l’art»… C’est ce qu’affirme, assez témérairement, le psychologue Giuseppe Galetta, chercheur à l’Université de Cassino (Italie), qui dans la famille de la neuroesthétique joue un peu le rôle du savant fou.
Après avoir publié des images d’œuvres d’art sur Facebook et comptabilisé les commentaires, les partages et les «j’aime», Galetta est persuadé de pouvoir proposer une première liste des éléments qui font qu’une œuvre d’art suscite en nous, à coup sûr, une expérience positive. Le catalogue provisoire de ces «attracteurs du plaisir esthétique», livré dans l’Universal Journal of Psychology en 2014, comprend «le contraste noir/blanc», «la couleur rouge», «la multiplication ou répétition d’éléments identiques» ou encore «la miniaturisation d’objets». L’auteur croit même que, si tous ses «attracteurs» étaient réunis en une seule œuvre, «ils seraient en mesure de produire un choc perceptif, ou collapsus esthétique, dans le spectateur, connu sous le nom de «syndrome de Stendhal»…
Le monde et moi
En se demandant quelles régions du cerveau s’activent lorsque nous faisons l’expérience de la beauté, une équipe interdisciplinaire de l’Université de New York (le neuroscientifique Edward A. Vessel, la professeure en lettres G. Gabrielle Starr et la spécialiste de la perception Nava Rubin) fait au début des années 2010 une curieuse découverte. Lorsque les sujets de leurs expériences, enfermés dans un scanner IRMf et confrontés à des images, font état d’un ravissement esthétique maximal, l’appareil révèle une activation des zones cérébrales qui forment le «réseau du mode par défaut». Etrange. Car ce réseau n’est censé se mettre en marche que dans les moments de repos éveillé: lorsque le cerveau, en l’absence d’une tâche ou de stimuli extérieurs, n’est connecté qu’avec lui-même. Or dans ce cas, un stimulus est bien là: l’image qui déclenche le transport esthétique…
Que signifie cette anomalie? L’art, notent les auteurs dans un article paru en 2013 dans Frontiers in Neuroscience , «obtient un accès au substrat neural impliqué dans la perception de soi: un accès que normalement, les autres stimuli extérieurs n’obtiennent pas». La beauté, et elle seule, réussit cet exploit. Ceci «permet à l’œuvre d’art d’interagir avec les processus neuraux liés au soi, de les affecter, et peut-être même d’être incorporée en eux». Cet unisson, ce «moment où le cerveau détecte une certaine harmonie entre le monde extérieur et notre représentation intérieure de nous-mêmes» nous donne l’impression que la beauté «nous touche du dedans». Ce mécanisme appartient à l’espèce, mais le résultat est individualisé: l’expérience esthétique me dit qu’un accord se réalise – et que c’est important pour moi.