Outre la banale faute de frappe (zéro de trop, virgule au mauvais endroit, etc.), une bonne partie des cas touchent à des comparaisons douteuses et des déductions hâtives faites sur la base d’un arrangement de statistiques plus complexes qu’elles en ont l’air. «Des tendances sont tirées à partir d’un seul chiffre, ou en négligeant une partie des données, explique le statisticien. Certaines gens – politiciens, journalistes, etc. – n’admettent pas que leur opinion n’est pas rationnelle. Ils veulent alors des chiffres pour démontrer leur propos.» Ce qui conduit, parfois, à sélectionner les données qui y collent le mieux…
Un autre problème concerne la manipulation des statistiques ou des graphiques censés les représenter. «Un tel acte peut s’avérer naïf et maladroit, comme lorsque l’on trafique les axes des graphes, indique Frédéric Schütz. Mais il peut aussi être délibéré», les chiffres faisant alors l’objet d’une rhétorique qui, au nom d’intérêts économiques, politiques ou idéologiques, peut servir tous les messages. Et le statisticien de citer la publicité d’un comité de citoyens proche de l’UDC qui, en 2004, présentait une extrapolation surréelle de la population musulmane en Suisse.
Tous le reconnaissent: «Il est parfois ardu de résumer les choses avec des chiffres sans modifier ce que les données de base veulent dire», analyse Frédéric Schütz. «Les statistiques et leur méthodologie ne sont pas faciles d’accès pour tout un chacun», admet Silvia Steidle, porte-parole de l’OFS. Car raisonner en termes statistiques, c’est un peu dire adieu à la certitude, et faire sienne la maxime de Benjamin Franklin: «Rien n’est sûr dans ce monde, que la mort et les impôts». «Dès qu’on commence à réfléchir à quoi la statistique peut contribuer, on admet que la réalité est trop compliquée pour être simplement «décrite» par des chiffres», ajoute Hans Wolfgang Brachinger
Selon le professeur, c’est cet état de fait qui explique pourquoi les journalistes et politiciens se permettent de «jouer» avec les chiffres. Innocemment ou consciemment, mais aussi par découragement: «Souvent, on nous demande des éclaircissements, à nous statisticiens. Mais dès que nous tentons d’expliquer les choses, on nous arrête vite en nous disant que c’est trop compliqué…», regrette-t-il. De son côté, l’OFS n’hésite pas à prendre position à chaque fois que les statistiques qu’il fournit sont utilisées de manière erronée. Le nombre de ces rectificatifs varie d’année en année: «6 en 2007, 2 en 2008, 7 en 2009, et déjà 8 en 2010», indique Silvia Steidle.
Afin que les erreurs soient évitées, et que l’innumérisme diminue, le professeur plaide pour que «la tendance aille vers plus d’explications et d’interprétations des statistiques de la part des organes qui les produisent.» Ceci tout en reconnaissant qu’expliquer et interpréter sont deux choses différentes: «Depuis des années, il y a un débat sur ce qui doit être recommandé.» «Notre mandat ne consiste pas à faire des recommandations politiques, avise Silvia Steidle. Cela dit, nous commentons les données pour les journalistes et fournissons un grand travail d’accompagnement afin que les données soient interprétées correctement.» De son côté, Frédéric Schütz juge plus approprié que les institutions qui produisent les données ne les commentent pas, au risque d’être critiquées pour partialité: «Par contre, ce serait bien que des organes indépendants fournissent ce service.»
Enfin, les deux spécialistes souhaitent que l’on accorde plus de place à la lecture des chiffres, statistiques, taux et autres pourcentages dans le système éducatif. «A la manière du temps qui est consacré à l’analyse de textes prestigieux», précise Frédéric Schütz. «Il faudrait intégrer ce domaine dans tous les cursus scolaires, insiste Hans Wolfgang Brachinger. Je suis très optimiste. Des cours pour non spécialistes existent déjà dans les universités.»
En attendant, Frédéric Schütz recommande de s’en remettre au bon sens devant une batterie de nombres: «Si l’on s’en tient à quelques règles, comme vérifier qu’on ne compare pas des pommes et des poires, ou qu’on puisse remettre les chiffres dans leur contexte, les statistiques perdent déjà un peu de leur mystère.»