L’ordinateur est devenu bien plus chronophage que la consultation auprès des malades pour les médecins des hôpitaux suisses. C’est ce que nous apprend une étude menée dans le Service de médecine interne du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), à Lausanne.

Conduite entre mai et juillet 2015, cette étude a été publiée le 31 janvier dans la revue Annals of Internal Medicine. Elle révèle que les jeunes médecins passent trois fois plus de temps à alimenter le dossier du patient informatisé qu’au chevet du malade lui-même.

Le Service de médecine interne est une sorte de «plaque tournante» de l’hôpital. C’est lui qui assure la prise en charge des patients souffrant de maladies complexes (insuffisance cardiaque, insuffisance rénale, infections pulmonaires…), après leur éventuel passage aux urgences. «Nous traitons ici les patients dans leur globalité, et non organe par organe», explique le docteur Nathalie Wenger, cheffe de clinique dans ce service au CHUV, et première signataire de cet article.

La moitié de son temps devant un écran

Les auteurs de ce travail ont formé des observateurs (étudiants en médecine) à l’utilisation d’une application sur tablette, développée à l’interne, permettant d’enregistrer et de catégoriser 22 activités professionnelles à l’hôpital. Puis ces observateurs ont suivi 36 médecins assistants volontaires, dans le Service de médecine interne du CHUV. Au total, près de 700 heures de travail ont été ainsi évaluées.

Premier enseignement: la plupart des internistes travaillent en moyenne 1,6 heure de plus que les 10 heures officiellement prévues, soit 11,6 heures par jour. «C’est un résultat qui ne surprend pas, mais qui reste marquant», souligne le docteur Anja Zyska Cherix, vice-présidente de l’Association suisse des médecins-assistant-es et chef-fes de clinique (ASMAC).

Second résultat: les médecins assistants passent en moyenne 1,7 heure par jour auprès de leurs patients. Contre 5,2 heures devant leurs écrans, pour entrer des informations dans le «dossier patient informatisé» ou pour lire ce dossier, et 13 minutes à faire les deux types d’activité conjointement.

Ces dossiers informatisés, réservés à un usage interne (au sein de l’hôpital), rassemblent les données médicales de chaque patient. Au total, 52% du temps de travail quotidien des médecins est consacré à des tâches indirectement liées aux patients (par exemple, la rédaction de la lettre de sortie, les réunions entre collègues pour discuter du cas des malades…), contre 28% à des tâches directement liées au patient (visite médicale, admissions…).

Un quart d’heure par patient

En moyenne, un médecin assistant passe 14,6 minutes par jour auprès de chaque patient. Ce temps peut paraître court. «Mais ce temps n’a pas changé depuis cinquante ans», relève le docteur Nathalie Wenger. De plus, «c’est un temps bien supérieur [à celui que livrent les] comparaisons internationales: 7,7 minutes par jour et par patient, selon une étude similaire aux Etats-Unis», écrivent les auteurs dans un communiqué de presse.

Le temps dédié à l’entretien du dossier médical informatisé a été largement sous-estimé

Autre résultat: les «changements d’activité» («task shift») des médecins assistants ont lieu toutes les 4 minutes. Ces changements d’activité sont sans doute en partie «liés à des interruptions», estime le docteur Zyska Cherix. «C’est une perte d’efficacité et un facteur de stress.»

Certes, l’étude a des limites, que pointent les auteurs eux-mêmes. Tout d’abord, elle a été réalisée dans un seul hôpital. «Mais le nombre de médecins et d’heures observés en font une des plus grandes études du genre», note le docteur Wengel. Autre biais potentiel: les médecins dont le temps de travail était scruté se savaient observés.

Dossier médical informatisé, le revers de la médaille

Malgré tout, l’étude révèle l’importance du temps dédié au dossier patient informatisé: près de la moitié du temps de travail! Un dossier qui «a de nombreux effets positifs et sauve des vies en assurant une meilleure traçabilité et moins d’erreurs de transcriptions», tiennent à rappeler les auteurs, mais qui «peut devenir une lourdeur administrative, spécialement s’il est inefficient».

«Le temps dédié à l’entretien du dossier médical informatisé a été largement sous-estimé», regrette le docteur Zyska Cherix. Car le besoin de documentation est accru: par exemple, pour la rédaction de notes de suivi du patient, les questions médico-légales, les rapports pour les assurances… «Les médecins assistants perdent beaucoup de temps à des tâches administratives qui ne correspondent pas à leur plus-value», renchérit le docteur Wenger.

Comment rendre le système plus efficace? Par des améliorations du dossier patient informatisé, d’abord. «On a vraiment besoin d’un outil informatique plus performant et convivial», indique le docteur Wenger.

Seconde piste d’amélioration: la délégation de compétences. Les tâches administratives pourraient être confiées à des assistantes médicales, par exemple. Depuis cette étude, la direction de l’hôpital a accepté la création de postes «d’assistantes de médecin». En neurologie, «le temps de travail des médecins assistants a ainsi diminué de près de 45 minutes par jour», souligne le docteur Zyska Cherix.