Ils sont partout: sur notre peau, dans nos intestins, dans l’eau des lacs et des stations d’épuration. Les bactériophages sont des virus, microscopiques, prédateurs naturels des bactéries qu’ils détruisent. Avec leur forme caractéristique de module lunaire, ils sont plus de 10 millions dans un millilitre d’eau du lac Léman. Les médecins du Service de soins intensifs du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) voient en eux une piste prometteuse pour venir à bout des bactéries résistantes aux antibiotiques. Un essai clinique au CHUV chez des patients brûlés, en partenariat avec la France et la Belgique, se prépare et le premier patient est attendu dans les semaines à venir. Une banque de phages prélevés dans l’environnement est aussi en cours de réalisation.

Soigner les infections avec des bactériophages n’est pas une idée nouvelle. Dès le début du XXe siècle, la phagothérapie était pratiquée, mais elle a progressivement été abandonnée au profit des antibiotiques, sauf en Europe de l’Est, notamment en Géorgie. «Plus de 2000 patients sont traités chaque année au Centre médical de l’Institut Georges Eliava des bactériophages de Tbilissi, raconte Grégory Resch, chercheur au Département de microbiologie fondamentale de l’Université de Lausanne. Essentiellement pour des infections urinaires ou de l’appareil digestif.» Mais à ce jour, aucun essai clinique pour vérifier l’efficacité de la phagothérapie n’a été mené selon les critères occidentaux. Avec la hausse de la résistance aux antibiotiques de certaines souches bactériennes, à l’origine de quelque 25 000 morts par an en Europe, la phagothérapie suscite un regain d’intérêt.

En 2013, le premier projet d’étude clinique «Phagoburn» est lancé par le Service français de santé des armées en collaboration avec le CHUV et l’Académie militaire royale de Belgique. Le but est d’appliquer un cocktail de phages sur les plaies infectées de patients atteints de brûlures sévères. Le projet pionnier devait débuter initialement il y a neuf mois mais il a pris du retard. «Le processus de réglementation auprès des autorités de régulation est complexe, commente Yok-Ai Que, médecin adjoint au Service de médecine intensive du CHUV. Le projet vient d’être accepté par les commissions nationales d’éthique des trois pays. Nous attendons le feu vert de l’agence française des médicaments, puis de Swissmedic.» L’inclusion du premier patient au CHUV est attendue pour le printemps. Onze à douze patients seront inclus dans l’essai à Lausanne, sur 200 à 220 patients au total sur les trois pays. L’essai clinique de phase I/II vise à vérifier l’innocuité du traitement par les phages et à évaluer son efficacité.

Deux cocktails de phages ont été mis au point et validés; ils sont produits par deux entreprises françaises. L’un est spécifique de la bactérie Escherichia Coli et l’autre de Pseudomonas aeruginosa. «Ces bactéries sont responsables d’une grande morbidité chez les patients brûlés, entraînant des destructions de greffes cutanées voire le décès, explique Yok-Ai Que. Elles peuvent être résistantes à certains antibiotiques, ou même à tous.»

Les bactéries peuvent aussi développer des résistances aux phages, d’où l’utilisation dans l’étude d’un cocktail de plusieurs virus visant la même bactérie pour limiter le phénomène. Grégory Resch estime qu’environ 5% des souches bactériennes des patients évalués seront d’emblée résistantes aux cocktails de phages utilisés, excluant ces derniers de l’étude. «Mais on pourra toujours isoler, plus rapidement que pour les antibiotiques, de nouveaux phages efficaces, ajoute-t-il. Il y a une quantité énorme de ces virus sur Terre. Ils sont dix à cent fois plus nombreux que les bactéries.»

C’est pourquoi, en marge de l’essai clinique, l’équipe de Grégory Resch va établir une banque de phages qu’elle récolte par exemple… à la station d’épuration de Vidy. Le projet a reçu un soutien de 135 000 francs de la Loterie Romande en décembre 2014. «On planifie de caractériser en 2015 150 nouveaux phages spécifiques des bactéries résistantes aux antibiotiques et tout autant en 2016», explique Yok-Ai Que. Le procédé est simple: prélever des échantillons d’eau à la station, enlever les déchets et les bactéries par filtration et isoler sur boîtes de Petri les phages qui détruisent des bactéries courantes comme Escherichia Coli ou Pseudomonas aeruginosa. Mais Grégory Resch précise que «seuls les phages dits «lytiques», c’est-à-dire qui détruisent très efficacement les bactéries, sont intéressants. Ils sont repérés grâce à des techniques de séquençage de génome.» Les phages intégrés dans le génome bactérien sont inoffensifs et donc éliminés, de même que ceux qui présentent des facteurs de virulence pour l’homme.

L’essai clinique «Phagoburn» ne porte que sur les infections de la peau, mais peut-on imaginer étendre les applications de la phagothérapie? «Les virus ne peuvent être utilisés que pour des infections en contact avec l’extérieur comme celles de la peau, du tube digestif ou des poumons, commente Jacques Schrenzel, responsable du laboratoire de bactériologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Il faudra s’assurer de l’innocuité des phages et de leur efficacité pour une application interne.»

Les phages présentent des avantages par rapport aux antibiotiques. «Les phages ne tuent pas les bactéries utiles de la flore intestinale. Chacun détruit une espèce bactérienne bien précise», observe Yok-Ai Que, qui espère aussi qu’il y aura moins d’effets secondaires observés qu’avec les antibiotiques. «En Géorgie, il n’y a pas d’effets secondaires majeurs observés chez les patients traités par phagothérapie, rapporte Grégory Resch. C’est logique car notre corps en contient d’énormes quantités. Il est aussi constamment exposé aux phages présents naturellement dans l’environnement.»

Mais est-ce que la phagothérapie remplacera les antibiotiques? «Non, répond Grégory Resch. Il s’agit surtout d’une nouvelle arme pour des patients en impasse thérapeutique face à des bactéries résistantes aux antibiotiques.» Dans des cas de maladies chroniques rares, les médecins espèrent pouvoir proposer des solutions personnalisées au patient. Après caractérisation de la bactérie résistante, ils pourraient sélectionner le bon cocktail de phages efficaces. Mais cette démarche prend du temps, aujourd’hui il faut 48 heures rien que pour faire le diagnostic moléculaire (identifier la bactérie et caractériser sa résistance). «Ce n’est pas réaliste de penser que la phagothérapie sera systématiquement personnalisée, à cause du coût et du temps nécessaires pour chaque préparation, commente Jacques Schrenzel. Mais elle trouvera sa niche dans les années à venir. Cela dépendra de plusieurs choses: l’évolution de la recherche sur les antibiotiques et les moyens financiers disponibles.»