Tour à tour bleue, rouge ou verte, l’eau saumâtre de la rigole qui traverse la rizière de Pak Udis change de reflet au gré des jours. Il suffit de lever la tête pour en comprendre la raison. A quelques mètres du champ de riz de ce paysan indonésien s’est installée une usine textile, comme il en fleurit des centaines dans cette région depuis plusieurs décennies. Si les jeans fabriqués sont bleu pétrole, le riz est irrigué en eau bleu pétrole, si les productions textiles sont rouges, l’eau devient rougeâtre.

Les rendements agricoles ont largement diminué depuis que les usines déversent leurs eaux usagées dans les canaux voisins. «Cet épi est vide, il n’y a pas de grain de riz», s’insurge Deni Riswandani, en brandissant un échantillon de la rizière de Pak Udis. «Normalement, une récolte, c’est tous les trois mois. Mais avec ce riz pollué, cela prend beaucoup plus de temps. Même après six mois, cet épi sera toujours vide.»

Deni Riswandani, la cinquantaine, a pris la tête de la contestation des villageois de Majalaya, avec pour objectif d’informer les populations sur les conséquences de la pollution de l’eau du fleuve Citarum, dans l’ouest de Java.

Majalaya est le berceau de l’industrie textile en Indonésie: le village compte à lui seul 170 usines et ce sont au total 600 usines qui bordent les rives du Citarum. Or, 90% d’entre elles ne disposent pas d’un système de traitement des eaux usagées performant. Résultat: elles déversent au moins 1320 litres ou 280 tonnes de déchets par jour dans les affluents de la rivière, selon une étude de l’agence de gestion de l’environnement de la province de Java-Ouest.

Ibu Noor vit à quelques kilomètres des rizières bleues ou rouges. Dans son quartier, pas d’eau courante. Pour se laver, pour nettoyer les aliments, pour tous les besoins quotidiens, les villageois utilisent l’eau du puits. Chaque fois que Noor se lave, elle est prise de démangeaisons. Et ses bras sont couverts de rougeurs. L’eau que puise la jeune femme provient du fleuve Citarum. Dans le district de Majalaya, 700 personnes ont eu des maladies de la peau et 300 des diarrhées.

«Bien sûr que j’ai peur, surtout pour mes enfants, mais que faire, nous n’avons pas d’autres sources d’eau», s’attriste Ibu Noor. «Des marques d’allergie ont couvert les enfants de la tête aux pieds, puis elles ont disparu. Mais parfois, elles reviennent», renchérit Iyim. Difficile néanmoins pour ces femmes d’accuser ouvertement les usines: leurs maris, comme la plupart des hommes du village, y sont ouvriers.

«Le gouvernement a poussé les habitants à accepter de maigres compensations financières de l’ordre de 20 000 à 50 000 roupies (2 à 5 francs suisses) proposées par les entreprises pour implanter leurs usines. En contrepartie de leur pollution, ces sociétés distribuent parfois de l’eau non potable aux habitants», dénonce Dewi. Plusieurs usines produisent pour des grandes marques étrangères comme Gap ou Marks and Spencer.

Pourtant, un décret gouvernemental exige des usines qu’elles traitent l’eau avant de la rejeter. Mais l’intendance ne suit pas. «Le gouvernement effectue trop peu de tests, s’énerve Dewi Riswandani. Il se contente de regarder l’eau changer de couleur. Et quand il effectue des prélèvements et constate la pollution, personne n’est poursuivi en justice.» En réalité, deux usines ont été inquiétées, mais les procès traînent et personne n’a été pour le moment condamné.

Les tests réalisés par le gouvernement manquent par ailleurs de transparence. Quelles que soient les autorités interrogées, les résultats sont flous. «Nous avons détecté la présence de métaux lourds dans l’eau et dans les sédiments», se contente de remarquer Windya Wardhani, responsable environnement auprès du gouvernement de Java-Ouest, sans donner plus de précisions.

Le laboratoire hygiène et toxicologie de l’Institut technologique de Bandang a, lui, retrouvé plusieurs sortes de métaux lourds dans les prélèvements: du plomb, du zinc, du chrome et du mercure. Une recherche conduite, il y a plusieurs années, par un laboratoire privé a montré de son côté que le niveau de mercure avait atteint 100 fois le taux autorisé.

«Depuis un an, le gouvernement surveille la situation de plus près», constate Dewi Riswandani. «Mais tous les industriels n’utilisent pas le système de traitement des déchets, même quand ils s’en sont équipés, ajoute Windya Wardhani. Cela coûte trop cher.» Et beaucoup déversent leur pollution la nuit, pour ne pas subir les contrôles.

L’enjeu est énorme: 15 millions d’Indonésiens vivent sur les rives du Citarum et 25 millions utilisent son eau. La rivière approvisionne 80% des besoins en eau de Djakarta et permet également de faire tourner les centrales électriques qui alimentent les îles de Java et Bali.

«La critique qu’on nous fait est injuste», oppose Kevin Hartanto, secrétaire général de l’association indonésienne des industries textiles, «la pollution du Citarum vient en grande partie des usages ménagers. Les gens jettent leurs poubelles et leurs excréments dans la rivière.»

Il suffit de se promener sur les berges du Citarum pour être témoin de ce tableau désolant. De part en part, des toilettes de fortune ont été improvisées sur le cours d’eau. Et des montagnes de sacs plastiques recouvrent à certains endroits presque totalement la surface de l’eau. «Il n’y a pas d’autres endroits où jeter nos ordures», peste un habitant de la région.

Depuis trois ans, la Banque asiatique de développement a mis sur pied un grand chantier, qui regroupe nombre d’acteurs locaux, pour tenter de nettoyer le Citarum. Mais la tâche s’annonce ardue. Et malgré les 600 millions de francs engagés dans ce projet, rares sont les Javanais à croire en une véritable dépollution du fleuve.

«Le gouvernement se contente de regarder les flots changer de couleur»