Claire-Anne Siegrist, vaccinologue: «Il est normal que les gens se posent des questions sur les vaccins»
grande interview
Plusieurs laboratoires pharmaceutiques ont annoncé que leur vaccin contre le Covid-19 paraissait efficace. Mais pour combien de temps, et avec quels risques? Pour le savoir, un peu de recul supplémentaire sera précieux, estime la cheffe du centre de vaccinologie des Hôpitaux universitaires de Genève

C’est la quête du graal de l’année 2020: la recherche d’un vaccin contre le Covid-19 semble en passe d’aboutir. Au cours de ces dernières semaines, plusieurs laboratoires ont fait état de résultats très encourageants obtenus avec leur candidat vaccin: l’alliance américano-allemande Pfizer/BioNTech, le laboratoire américain Moderna, l’alliance britannique AstraZeneca/Université d’Oxford et les Russes de l’institut d’Etat Gamaleïa. Des annonces qui ont suscité beaucoup d’enthousiasme. Mais de nombreuses questions subsistent, que ce soit sur l’efficacité de ces vaccins, leur innocuité ou la manière dont ils seront administrés.
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Cheffe du centre de vaccinologie des Hôpitaux universitaires de Genève, la pédiatre Claire-Anne Siegrist a déjà été confrontée à plusieurs situations de crise, que ce soit lors de la pandémie de virus H1N1 en 2009 ou pendant l’épidémie d’Ebola qui s’est déroulée en Afrique de l’Ouest entre 2013 et 2016. Forte d’une expérience de plus de vingt ans dans la recherche, elle a longtemps collaboré avec l’Organisation mondiale de la santé et présidé le groupe d’experts chargé de conseiller la Confédération sur les questions vaccinales.
Le Temps: Moins d’un an après l’apparition du Covid-19, nous aurons bientôt plusieurs vaccins efficaces contre cette maladie. Comment est-ce possible?
Claire-Anne Siegrist: C’est vraiment stupéfiant, quand on pense qu’on met en général une dizaine d’années à développer un nouveau vaccin. Plusieurs éléments ont permis cette prouesse. En premier lieu, il y a la mobilisation sans précédent des laboratoires pharmaceutiques et universitaires, qui ont été très nombreux à réorienter leur effort de recherche vers la lutte contre le covid. Plus important encore sans doute, tous ces laboratoires ont reçu des fonds massifs de la part des Etats, ce qui leur a permis de prendre des risques. C’est grâce à cela que des vaccins innovants à ARN ont pu être développés par Moderna et Pfizer.
Cette technique, qui consiste à fabriquer un «pseudo-virus» en encapsulant une partie de son code génétique dans une goutte d’huile, fait l’objet d’études depuis une dizaine d’années, mais n’était jamais passée à un stade clinique avancé en raison du risque financier. Enfin, la manière dont ces nouveaux vaccins ont été évalués explique aussi leur développement rapide: au lieu de procéder par phases successives, comme on le fait habituellement, on a procédé de manière simultanée. Par exemple, on est actuellement encore en train de tester leur stabilité, soit les conditions dans lesquelles on doit les stocker, alors qu’en parallèle leur efficacité est en cours d’étude sur des dizaines de milliers de personnes dans le monde, dans le cadre des essais dits de phase 3.
Certains laboratoires avancent une efficacité très élevée pour leur vaccin. Comment la calcule-t-on?
Pour tester un nouveau vaccin, on l’administre par exemple à 15 000 personnes, pendant que 15 000 autres personnes reçoivent un placebo. Personne – ni des participants, ni de ceux qui organisent le test – ne sait qui reçoit le vaccin. On laisse ensuite les individus mener leur vie normalement et on leur demande de signaler le moindre symptôme. A chaque fois qu’une personne est diagnostiquée positive au covid, on la comptabilise, jusqu’à atteindre un certain nombre de cas positifs, qui a été prédéterminé à l’avance, afin que les résultats soient significatifs d’un point de vue statistique. Un comité indépendant analyse alors les résultats. Si 100% des infections interviennent dans le groupe placebo, c’est que le vaccin est 100% efficace. Si la moitié des infections surviennent dans le groupe placebo et les autres dans le groupe avec vaccin, c’est que ce dernier n’est pas efficace du tout.
Quels sont les résultats obtenus?
Les résultats des études n’ont pas encore été publiés dans des revues scientifiques, mais les candidats vaccins de Moderna et de Pfizer annoncent tous deux une efficacité de 95%, ce qui est vraiment excellent. Celle du vaccin d’AstraZeneca serait plus faible, autour de 70%. Concernant le vaccin russe, nous avons de bonnes raisons d’avoir des doutes sur le chiffre avancé [91% d’efficacité, nldr], donc, pour moi, il n’entre pas en ligne de compte. Attention toutefois, l’efficacité des vaccins a été mesurée sur la période du début de la surveillance, depuis le lancement de la phase 3 des essais, soit pendant environ deux mois. Reste à savoir comment cette protection va évoluer dans le temps; pour le déterminer, il faudra continuer à suivre l’évolution des infections chez les participants dans les mois à venir. J’ai l’espoir qu’une bonne protection se maintiendra pendant plusieurs mois, tant le niveau initial de 95% est élevé.
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Ces vaccins auront-ils un impact sur la transmission du virus?
C’est une autre inconnue. On sait que ces vaccins préviennent efficacement les symptômes du Covid-19, même les formes graves. Mais les personnes vaccinées pourraient-elles tout de même être infectées et donc transmettre la maladie à d’autres? Rien ne permet de le dire à l’heure actuelle. Contrairement à d’autres vaccins, on ne pourra pas compter sur le fait que les autres seront vaccinés pour être soi-même protégé. Cela signifie aussi que, même vacciné, on devra continuer à porter le masque, en tout cas dans un premier temps, jusqu’à ce qu’on dispose d’informations plus détaillées sur la manière dont ces vaccins agissent sur la transmission du virus.
Comment va se dérouler la vaccination en Suisse?
A priori, comme dans les autres pays. Les personnes à risque de développer des formes graves de la maladie – les aînés, en particulier s’ils souffrent de pathologies cardiaques, de diabète, etc. – seront les premières encouragées à se faire vacciner, par le biais de campagnes de sensibilisation. Les proches de ces personnes tout comme le personnel soignant, parce qu’il est davantage exposé au virus, devraient aussi figurer parmi les groupes qui auront un accès prioritaire au vaccin. Ce n’est que quelques mois plus tard que le vaccin sera proposé plus largement.
Le plan suisse de vaccination n’a pas encore été divulgué, mais il est déjà établi que par rapport à d’autres pays, comme les Etats-Unis ou la France, qui veulent commencer à vacciner dès la fin de cette année, nous allons attendre quelques mois supplémentaires. Les vaccinations devraient plutôt débuter au tout début du printemps pour les personnes à risques. Je suis contente que ce choix ait été fait, car ces quelques mois, jusqu’à fin janvier, apporteront de précieuses réponses sur l’efficacité des vaccins à plus long terme, mais aussi sur leurs éventuels effets secondaires rares. Personnellement, j’espère être parmi les premières vaccinées… mais j’attends encore ces données.
Peut-on garantir que ces vaccins sont sans risque?
Pour ce qui est des effets à court terme, oui. Les participants aux essais ont rapporté des réactions inflammatoires classiques après une vaccination: douleur au point d’injection, plus rarement des courbatures ou de la fièvre. Ces symptômes sont liés à l’activation du système immunitaire et elles sont attendues. Ce qu’on ne sait pas encore, c’est si ces vaccins pourraient déclencher des maladies auto-immunes tels que le syndrome de Guillain-Barré, ce qui peut se produire dans de très rares cas suite à une vaccination.
Cette pathologie neurologique pouvant entraîner la paralysie survient non rarement après une infection par le virus de la grippe, et environ une fois par million après un vaccin contre la grippe. Ce type d’effet secondaire grave survient généralement six semaines à trois mois après la vaccination, au pic de l’activation du système immunitaire. Donc de ce point de vue là aussi, bénéficier de quelques mois de recul supplémentaires, et sur un grand nombre de personnes puisque les Etats-Unis vont se mettre à vacciner déjà en décembre, nous offrira de meilleures garanties de sûreté. S’il s’avère que la probabilité de développer une maladie grave est de 1 sur 1 million de personnes vaccinées, le risque devient pratiquement virtuel, en tout cas bien inférieur à celui de développer une forme grave de covid pour certaines catégories de la population.
Mais des effets inattendus peuvent toujours se produire…
En effet, et mon passé vaccinologique me l’a bien enseigné. A la suite des campagnes de vaccination contre le virus H1N1, des enfants scandinaves ont développé une narcolepsie, une pathologie qui entraîne une somnolence et des accès de sommeil pathologiques. Plus récemment, nous avons dû suspendre l’essai que nous menions avec un vaccin contre le virus Ebola à la suite de l’apparition de douleurs articulaires chez les participants. Dans les deux cas, ces effets étaient imprévisibles. Toutefois, là encore, ce type de réaction survient dans les trois à quatre mois suivant la vaccination, pas plus tard. Donc, s’ils devaient se produire avec l’un ou l’autre des vaccins en cours de tests, nous serions rapidement fixés.
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D’après des sondages, une grande partie de la population, en Suisse comme à l’étranger, hésite à se faire vacciner. Est-ce que vous le comprenez?
Oui, parfaitement. Il est normal que les gens se posent des questions. A l’heure actuelle, nous manquons encore de données par rapport à ces nouveaux vaccins. Pour les personnes en bonne santé, qui ne sont pas particulièrement à risque de souffrir de formes graves du covid, il est encore difficile de se positionner sur l’avantage à se faire vacciner. Plus globalement, on assiste depuis plusieurs années à une progression de la méfiance envers les vaccins. Cela s’explique notamment par le fait que certaines des maladies contre lesquelles on vaccine les enfants ont disparu dans nos pays: on ne connaît plus la menace.
Par ailleurs, plusieurs scandales sanitaires, comme l’affaire du sang contaminé ou celle du Mediator, ont à juste titre érodé la confiance du public dans les autorités et les systèmes de surveillance de santé. Donc je comprends cette méfiance. Mais quand j’entends dire que ce virus est une invention des pharmas ou de Bill Gates afin de vendre des vaccins, j’ai surtout l’impression que les gens recherchent un bouc émissaire face à une situation qui les angoisse. D’autant plus que la production de vaccins n’est pas un domaine rentable, raison pour laquelle aucune compagnie pharmaceutique n’y consacre plus de 20% de ses ressources.
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Travaillez-vous pour l’industrie pharmaceutique?
Je suis salariée des Hôpitaux universitaires et de l’Université de Genève depuis plus de vingt ans. J’y ai justement créé la première chaire de vaccinologie parce que je considère que la recherche en la matière ne doit pas être laissée au seul secteur privé. Au cours de ma carrière, il m’est souvent arrivé de collaborer avec des entreprises pharmaceutiques dans le cadre de projets de recherche communs avec d’autres universités. Les seuls émoluments que j’ai reçus correspondent à des défraiements ou à des expertises, comme je peux aussi en faire pour les assurances.
Avec l’arrivée des vaccins contre le covid, est-ce la fin annoncée de la pandémie?
Dans le cas du covid, l’objectif des campagnes vaccinales ne sera pas d’éradiquer la maladie, comme on l’envisage avec la poliomyélite par exemple. Nous avons un virus qui va ressurgir sous forme de vagues, comme la grippe, mettant à chaque fois une partie de la population en danger, et menaçant de surcharger les hôpitaux. Donc, le but premier de la vaccination sera de protéger les personnes en danger pour éviter de devoir passer d’un confinement à un autre. Je pense que ce virus va devenir endémique, comme d’autres coronavirus. Mais avec les vaccins, et l’immunité collective qui se formera peu à peu, on va pouvoir composer avec lui. Il est probable que cette immunité, acquise à la suite d’une infection ou d’une vaccination, ne durera pas pour toujours et qu’il faudra faire des rappels. Il faut aussi rappeler que, outre les quelques vaccins que nous avons évoqués ensemble, de nombreux autres sont en cours de développement. Il y a en aura de nouveaux à chaque trimestre de l’année prochaine. On ne sait pas encore lequel de ces vaccins on utilisera de manière courante dans cinq ans.
Vous souffrez depuis plusieurs années d’une pathologie neurologique sévère. Est-ce que cela vous a changée, personnellement ou dans votre pratique médicale?
Cette maladie a été un choc dans ma vie et je souffre toujours de ses séquelles. Mais elle m’a aussi permis de découvrir beaucoup de choses, notamment l’hypnose qui a élargi mes horizons et que je pratique désormais aux HUG, avec les enfants et les adolescents et actuellement auprès de collègues qui se trouvent en difficulté en raison de la pandémie. Cela m’aide beaucoup à faire face à ma maladie, et cela a donné une nouvelle dimension à ma façon de percevoir les autres et la vie en général.
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Questionnaire de Proust
Une chose que la crise du Covid-19 vous a apprise?
A mieux accepter le doute, les questions sans réponses, et faire de son mieux chaque jour…
Ce qui vous donne espoir pour la suite?
La possibilité de sortir du tunnel en pouvant protéger du Covid-19 les personnes à risques, puis tous ceux qui le souhaiteront.
Et ce qui vous inquiète?
Que le travail d’information nécessaire pour répondre aux doutes ne soit pas fait suffisamment bien pour permettre à chacun de se décider.
Votre truc pour résister dans les moments de crise?
L’auto-hypnose à haute dose… et dormir autant que c’est possible!
La liste des vaccins qui figurent sur votre carnet de vaccination?
Elle est longue! J’espère pouvoir y ajouter bientôt les vaccins Covid, une fois que je me serai décidée en connaissance de cause.
Un remède contre les théories du complot?
Non. Je suis pour la liberté de pensée et le respect des choix de vie – aussi longtemps qu’ils ne mettent pas les autres en danger.
Profil
1958 Naissance à Zurich.
1999 Nommée professeure de vaccinologie à l’Université de Genève.
2004 à 2014 Préside la Commission fédérale pour les vaccinations.
2010 Rejoint le Groupe stratégique consultatif d’experts de l’OMS sur la vaccination.
2014 Participe à l’essai en urgence d’un vaccin contre Ebola.
2016 Développe une pathologie neurologique appelée «polynévrite».
2019 Reçoit la Légion d’honneur par décret du président français.