Donna, une crosse de revolver dépassant de la poche arrière de son jean, se dirige vers un enclos. Un des quatre guépards s’approche, un peu méfiant. Il vient lui réclamer des caresses. Le bout de sa queue est tordu. «C’est ma famille Addams! Un paysan a tué leur mère. En ouvrant le ventre avec sa lame, il a vu les quatre petits et, pris de remords, il est tout de suite venu nous les apporter. Celui-là a probablement eu un nerf de la queue touché.»

Ces quatre guépards, habitués à l’homme depuis tous petits, ne retrouveront jamais la liberté. «Sans leur mère, ils n’ont pas pu apprendre à chasser correctement. Ils gardent bien sûr leur instinct sauvage, mais s’y prennent mal: au lieu d’attaquer un impala ou un koudou au cou, ils risquent de l’attraper par-derrière et de se faire encorner. Un de nos guépards est mort comme ça», raconte l’énergique blonde.

Nous sommes à Okonjima, dans la réserve de 22 000 hectares de la fondation AfriCat que Donna Hanssen dirige avec sa sœur et son frère. La réserve est située à mi-chemin entre Windhoek, la capitale de la Namibie, et le Parc national d’Etosha, au nord du pays. Dans une nature tout ce qu’il y a de plus ­sauvage, à quelques kilomètres d’Otjiwarongo, la «capitale mondiale du guépard».

Des panneaux indiquent la présence de fauves à peine les premiers grillages du parc franchis. Interdiction totale de descendre de la voiture. Depuis sa création en 1993, AfriCat a sauvé plus de 690 guépards, 378 léopards et 12 lions, traqués, blessés, empoisonnés par des fermiers ou mutilés par des pièges. La famille Hanssen les a recueillis, soignés, relâchés dans la réserve tout en surveillant leurs capacités de réadaptation, à distance, parfois avec des colliers émetteurs. Puis a tenté de les déplacer dans des milieux moins hostiles, où vivent des fermiers plus tolérants. Environ 82% des guépards et 96% des léopards ont pu retrouver la liberté.

La Namibie abrite entre 3000 et 5000 guépards – plus de 25% de la population mondiale – et près de 3500 léopards. Elle compte plus de 7000 fermes commerciales. Le conflit entre hommes et félins est inévitable. «Pour ne pas agir dans le vide, nous cherchons surtout à sensibiliser les fermiers à la nécessité de sauvegarder ces prédateurs et de cohabiter avec eux. Mais c’est difficile», admet Donna. Elle réajuste une mèche de ses cheveux. «La plupart ne veulent rien entendre et restent très hostiles. On nous reproche parfois d’être à l’origine de l’augmentation de la population de léopards. Et le gouvernement ne voit pas toujours nos opérations de remise en liberté d’un bon œil.» Aujourd’hui, le Ministère de l’environnement exige pour chaque cas des études de faisabilité très précises.

Au départ, AfriCat allait chercher les bêtes qui posaient problème et les déplaçait ailleurs. Mais le succès n’était pas toujours au rendez-vous. Car les guépards ont tendance à faire des kilomètres pour retrouver leur territoire initial. Avec le risque de se faire tuer en route. «C’était aussi trop facile. Les fermiers nous appelaient pour qu’on les débarrasse d’un félin pris dans une trappe, et à peine nous avions le dos tourné, ils posaient de nouveaux pièges!» Les appels téléphoniques devenaient trop nombreux; AfriCat sentait sa mission première, celle de laisser les carnivores sauvages en liberté, s’éloigner.

«Nous essayons donc maintenant avant tout d’éduquer les fermiers, de leur faire comprendre comment éviter les dégâts. Cela commence par ramener le bétail la nuit et mieux protéger les troupeaux. Surtout les petits, qui sont des proies faciles. On les aide à construire des enclos de meilleure qualité et à travailler avec des chiens.» Donna place beaucoup d’espoir dans l’éducation des écoliers, qui eux-mêmes peuvent ensuite sensibiliser les parents. «Si vous demandez à des enfants s’ils ont déjà vu une de ces bêtes à l’état sauvage, 97% répondront non. Mais 80% savent déjà comment poser des pièges!» Elle en exhibe un, particulièrement barbare.

AfriCat, c’est surtout l’histoire d’une famille que rien ne prédestinait à se lancer dans la protection des guépards et des léopards. Donna nous montre une photo de ses parents, Val et Rose Hanssen. Ils ont acheté le terrain, qui servait dans les années 1890 de lieu de repos pour les soldats allemands, en 1970. «Dans ma famille, ils étaient éleveurs de bétail de génération en génération. Mon père, Val, avait des Brahmane, des vaches indiennes très résistantes, capables d’affronter des félins. Il a contribué à les introduire en Namibie, en convaincant de riches fermiers sud-africains d’en transporter des Etats-Unis – où il travaillait alors – au port de Walvis Bay. C’était en 1955.»

Malgré ces vaches plus fortes et débrouillardes que les locales, Val déchantera rapidement. Il est confronté à un terrain trop maigre en phosphate, qui nuit à leur fécondité, mais aussi, et surtout, aux ravages des léopards présents sur le territoire. Entre 20 et 30 vaches disparaissaient chaque année. «Pour survivre, mon père a fait comme les autres fermiers: il posait des pièges et tuait les léopards attrapés. Mon frère Wayne a fait de même pendant des années. Jusqu’à ce qu’ils constatent que, malgré l’abattage de léopards – environ trois par année –, les pertes de bétail restaient équivalentes.»

Ils ont fini par réaliser que tuer ne servait à rien: à peine les traces d’un léopard abattu disparues, un nouveau spécimen s’appropriait le territoire redevenu «libre». Et les ennuis recommençaient. «On s’est rendu compte qu’il fallait donc cohabiter avec ces animaux, en protégeant les vaches. Mon père s’est beaucoup documenté à ce sujet et a lu de nombreuses études sur les fauves.» A force d’observer leurs comportements pour mieux les comprendre – Wayne a installé des pièges photographiques nocturnes et a pu recenser une dizaine de léopards –, la famille Hanssen a fini par les aimer.

L’histoire d’amour avec les guépards remonte, elle, à 1989. Quand Val, lors d’une brocante, aperçoit un bébé en cage. Pris de pitié, il l’achète. C’est le début de l’aventure. Voilà comment est née AfriCat, une fois que la famille a vendu tout son bétail en 1993. La fondation a également une antenne au nord du pays, dans le Parc national d’Etosha, avec un programme axé sur la protection des lions. Pour garantir des rentrées d’argent autrement que par la générosité de donateurs, Okonjima engage des volontaires qui paient leur séjour et s’est aussi muée en attraction touristique, avec d’élégants lodges et la possibilité de «traquer» des léopards et guépards dotés de colliers émetteurs.

C’est le moment d’aller observer les animaux dans la réserve. «Hi guys!» lance le ranger Albert, de sa voix de ténor. La puissante jeep démarre. Albert déploie son antenne. On entend un léger crépitement. Il s’arrête, tend son antenne dans toutes les directions, triture son appareil et entre des codes: «J’essaie de me brancher sur cinq individus différents. Il y a environ 20 léopards dans cette réserve. Mais nous en suivons cinq, pour étudier leurs habitudes alimentaires, leurs déplacements.»

Faible signal. «On en a un! Mais il est trop loin…» L’antenne permet de capter des signaux à 2,5 kilomètres de distance, jusqu’à 5 si on se trouve en hauteur. On parcourt la réserve pendant plus de trois heures, avant que le signal se fasse puissant. Et, là encore, alors qu’il est «tout près», il faudra conduire entre des ronces, avancer, reculer, scruter, contourner des termitières, attendre, avant de finir par apercevoir un magnifique léopard avec une gueule de voyou, le museau tout balafré. Le lendemain, trois guépards ont pu être approchés, prudemment, à pied. Ils faisaient leur sieste, sous des arbres. Albert avait bien vérifié auparavant, avec son antenne, qu’aucun léopard n’était dans le coin.

Il chuchote: «C’est une fratrie. Ils étaient cinq au départ. L’un a été tué par un léopard. L’autre, attaqué par un élan du Cap, n’a pas survécu à ses blessures.» Lui aussi est intarissable sur la vie sauvage africaine. «Les guépards, seuls félins aux griffes non rétractiles, sont beaucoup plus fragiles que les léopards. S’ils se blessent, ils ont de la peine à guérir. Les léopards, eux, ont une salive protectrice efficace», explique-t-il.

Albert ajoute que les guépards souffrent aussi de problèmes de consanguinité. «Il faut parfois faire venir du sperme d’ailleurs pour éviter une dégénérescence fatale.» Un guépard, sorti de sa somnolence, dresse la tête et sent notre présence. Il est temps de partir.

«C’était une fratrie de cinq au départ. L’un a été tué par un léopard. L’autre, attaqué par un élan du Cap, n’a pas survécu à ses blessures»