Crainte du réchauffement climatique oblige, les Etats doivent aujourd’hui calculer leurs émissions de CO2. Emissions que nombre d’entre eux ont promis de limiter, voire de réduire. Même le récent accord de Copenhague, considéré par beaucoup comme minimaliste, requiert de ses signataires qu’ils inscrivent noir sur blanc leurs engagements en ce sens – ce que 75 ont fait à cette date, a annoncé mercredi l’ONU. Mais quelles émissions doit-on prendre en compte?

Il est communément admis que chaque pays signale celles qu’il produit sur son territoire. Mais un autre régime est possible, rappelle une étude américaine publiée le 8 mars sur le site internet des Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS): considérer les «émissions consommées», soit mettre les émissions nécessaires à la fabrication d’un bien à la charge du pays où ce bien est consommé.

Cette vision alternative du problème repose sur la reconnaissance d’une responsabilité partagée entre le producteur et le consommateur. Certes, le premier doit veiller à limiter les dégagements de CO2 causés par ses processus de fabrication. Mais le deuxième provoque indirectement ces émissions. Il conviendrait, dès lors, d’en tenir compte.

La question n’aurait guère d’intérêt si les quantités concernées étaient réduites. Mais elles sont énormes. Les auteurs de l’étude, qui traite d’un grand nombre d’acteurs (113 pays ou régions et 57 secteurs industriels), estiment que la production de biens destinés à l’exportation produit quelque 6,2 gigatonnes (milliards de tonnes) de CO2. Soit 23% de tout le CO2 émis dans le monde par la combustion d’énergies fossiles.

La Chine, devenue ces dernières années «l’usine du monde», émet à elle seule 1,4 gigatonne de CO2 pour fabriquer des produits consommés en dehors de son territoire, notamment en Europe occidentale, aux Etats-Unis et au Japon. A l’inverse, les Etats-Unis importent une quantité de biens équivalant à l’émission de 1,2 gigatonne de CO2. Autant de dioxyde de carbone qu’ils n’ont pas eu à diffuser eux-mêmes mais dont ils n’ont pas moins profité.

«Dans les principales économies de l’Europe de l’Ouest, les émissions nettes importées forment entre 20% et 50% des émissions consommées, indique l’étude. […] A l’inverse, les exportations nettes représentent 22,5% des émissions produites en Chine.»

Ramenée aux individus, l’importance du phénomène est tout aussi frappante. En Europe de l’Ouest, aux Etats-Unis et au Japon, une personne moyenne importe entre 2,4 et 10,3 tonnes de CO2. Ce qui fait exploser ses émissions totales. Avec ce mode de calcul, les Etats-Unis se retrouvent ainsi avec 22 tonnes de CO2 par habitant et le Luxembourg avec un chiffre record de 34,7 tonnes. Cent fois plus, remarque l’étude, que les ressortissants de certains pays pauvres d’Asie et d’Afrique.

Les autorités suisses se sont intéressées de près à la question. Un intérêt dont témoigne un rapport de l’Office fédéral de l’environnement paru en 2007, «Graue Treibhausgas-Emissionen der Schweiz 1990-2004», aux conclusions édifiantes. La Confédération produit relativement peu de gaz à effet de serre mais elle achète beaucoup à l’extérieur, signale le document. Résultat: au sein d’un vaste échantillon de pays (industrialisés) de l’OCDE, «la Suisse présente de loin la proportion d’importations de CO2 la plus élevée, soit 63% par rapport aux émissions directes».

Dit autrement: «Pour l’année 2004, les émissions par habitant s’élèvent en Suisse à environ 7,2 tonnes d’équivalent CO2 [...] selon l’inventaire national, précise le rapport. Mais si l’on tient compte des émissions grises du commerce de marchandises et d’électricité, elles passent à quelque 12,5 tonnes d’équivalent CO2

Ces différents chiffres trahissent le fossé existant entre les pays développés et les pays émergents dans le domaine de la production. Tous commercent beaucoup à l’internationale. Mais les Etats développés mettent sur le marché mondial des biens beaucoup moins gourmands en énergie, en CO2 notamment, que les Etats émergents. Parce que leur outil est plus propre. Et parce que la division internationale du travail leur est favorable à cet égard.

Faut-il pour autant «changer de régime» et tenir compte du lieu de consommation dans les calculs d’émissions? Directeur du World Trade Institute, à Berne, Thomas Cottier le trouverait «judicieux». «Un système basé uniquement sur la production provoque des distorsions qu’illustre bien le cas chinois, explique-t-il. Il n’est pas juste. La responsabilité éthique du consommateur est aussi engagée.»

«Il s’agit de savoir quelle importance on accorde à la réduction des émissions, répond Philippe Thalmann, professeur d’économie à l’EPFL. S’il s’agit d’une priorité, il est risqué d’affaiblir la motivation d’Etats comme la Chine et l’Inde. Attribuer une partie de leurs émissions aux pays consommateurs, pourquoi pas? Mais il faudrait qu’ils soient parallèlement incités à assainir leur outil de production. Des taxes à l’importation constituent un moyen possible, mais elles soulèveraient de grosses oppositions et seraient difficiles à mettre en œuvre (comment mesurer les quantités de CO2 émises pour produire chaque produit importé?). Je privilégierais par conséquent les transferts de technologie contre la promesse d’un effort.»

De leur côté, les auteurs du rapport avancent un argument très politique en faveur d’une nouvelle répartition du fardeau. «Dans la mesure où les contraintes d’émissions dans les pays en développement sont l’un des obstacles majeurs à la mise en place d’une politique climatique efficace au niveau international, raisonnent-ils, allouer la responsabilité d’une partie de ces émissions à des consommateurs finaux situés ailleurs peut fournir l’occasion d’un compromis.» La Conférence de Copenhague, au maigre résultat, donne à cette réflexion une brûlante actualité.