Que des singes, chiens ou perroquets puissent comprendre des mots prononcés par des humains et y répondre par un comportement est connu et exploré de longue date. L’histoire de Koko figure parmi les plus emblématiques: ce gorille né en 1971 au zoo de San Francisco comprendrait jusqu’à 2000 expressions anglaises, et pourrait réagir dans une version modifiée de la langue des signes, ayant à sa disposition un millier de gestes. Mais les humains parviendront-ils un jour à saisir la signification des cris d’autres espèces? Que faut-il pour cela?
Définitions du langage
Plusieurs prérequis sont nécessaires. D’abord, s’entendre sur ce qu’est le langage. Pour les puristes, qui jouent d’arguments philosophiques, le langage, parce qu’il est si lié aux pensées et à la conscience, est le dernier bastion purement humain. Le faire tomber équivaudrait à renoncer à l’exception que constitue notre espèce dans le règne animal.
D’autres, pragmatiques, cherchent dans les bruits émis par les animaux une sémantique qui donnerait un sens à ces sons, voire une syntaxe, selon laquelle ceux-ci seraient ordonnés pour faire passer un message. Publiée en octobre 2016, une étude a fait couler beaucoup d’encre: le chercheur russe Vyacheslav Ryabov a enregistré sous l’eau deux grands dauphins vivant en captivité, et aurait décelé entre eux des «échanges de sons pulsés ressemblant à une conversation entre deux personnes». Mieux, il assure que les deux mammifères se laissaient mutuellement terminer leurs successions de sons, autrement dit leurs «phrases de mots.» Mais ces travaux ont été très critiqués, en raison surtout de la méthodologie employée: «Ils ignorent tout de ce que l’on sait des sons émis par les dauphins, comment les mesurer correctement sous l’eau, et ne font que mélanger des suppositions avec des notions d’acoustique», commente Marc Lammers, professeur à l’Institut de biologie marine d’Hawaii.
Deux études prescriptrices
Que dire alors de deux expériences très célèbres, avec des mammifères terrestres cette fois? La première met en scène des chiens de prairie, rongeurs nord-américains ressemblant à des marmottes. Voilà des décennies que Con Slobodchikoff les observe et les écoute dans leur milieu naturel. Et ce professeur de biologie à la North Arizona University de décrire ses conclusions encore le 12 mai dans un long article du New York Times: les chiens de prairie parviennent non seulement à avertir leurs congénères de l’arrivée d’un prédateur. Ils sont aussi capables de spécifier vocalement sa taille, sa forme, sa couleur et sa vitesse. Mieux, ils pourraient combiner plusieurs éléments structurels de leurs vocalises. De quoi voir dans ces cris si riches en informations rien de moins qu’un langage.
La seconde recherche date aussi: de 1977. Au Kenya, des primatologues ont observé que des singes vervets arrivaient également à qualifier, par des braillements variables, le danger approchant, à pattes ou à ailes par exemple. Nombre d’études de suivi ont été réalisées, dont celles de Klaus Zuberbühler, à l’Université de Neuchâtel. Ce chercheur a montré que le mone de Campbell, un petit singe boudeur, utilise des suffixes pour modifier le sens de ses cris et combinerait aussi plusieurs cris pour véhiculer un message variable, ce qui constituerait l’une des formes de syntaxe les plus évoluées observées chez un être non humain.
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Des parallèles avec les dauphins peuvent-ils être tirés? Des recherches récentes ont montré qu’ils semblaient s’appeler l’un l’autre par des sifflements spécifiques. «Il faut faire attention à ne pas anthropomorphiser leur communication, avertit d’emblée Fabienne Delfour, chercheuse au Wild Dolphin Project. La sensorialité de ces animaux est très différente de la nôtre, plus détaillée.»
«Nous savons que ces animaux sont intelligents, mais pas à quel point leur intelligence est proche ou non de la nôtre, abonde Marc Lammers. Leur système et leurs règles de communication peuvent être très différents. De plus, l’environnement dans lequel ils évoluent – l’eau – est particulier.» Sur le site LiveScience.com, Justin Gregg, du Dolphin Communication Project, est même plus direct: «Après 50 ans d’étude de leur communication, il semble que les dauphins ne produisent pas d’unités sonores symboliques ressemblant à nos mots. Ni de grammaire. Ni donc même de langage.»
Analyses de textes
C’est cette première assertion au moins, voire les deux suivantes, que veut faire mentir Jussi Karlgren, professeur en technologie du langage au KTH suédois. Dans un article à Bloomberg, celui qui est cofondateur de la start-up Gavagai dit: «Nous espérons être capables de comprendre les dauphins avec l’aide de l’intelligence artificielle.» Comment? Sollicité par Le Temps pour l’expliquer, Jussi Karlgren a décliné, indiquant que, son «projet étant dans une phase préparatoire, davantage de publicité serait un peu prématurée».
De Gavagai, l’on sait qu’elle a mis au point des outils capables d’analyser, dans des masses de textes, les sujets récurrents que ceux-ci contiennent ou leurs éléments émotionnels. Ses algorithmes d’IA ont appris, automatiquement, à passer au crible des écrits dans une quarantaine de langues. Les recherches avec les dauphins consisteront à enregistrer de manière inédite et à observer deux spécimens vivant dans un aquarium près de Stockholm.
«Le plus ardu, dit Fabienne Delfour, sera d’associer à un (type de) son un comportement objectivement descriptible.» Marc Lammers: «Les dauphins possèdent un système de sonar, peut-être aussi pour communiquer. Si de l’information est transmise par ce biais, on ne le verra pas.» Mais les deux experts s’accordent sur un point: collecter d’abord une quantité énorme de signaux acoustiques, et ensuite appliquer une méthode pour y repérer des éléments distinctifs voire répétitifs, peut constituer une piste à suivre.
Bonne piste
Aza Raskin, lui, pressent que c’est la bonne. Ce spécialiste américain en interface homme-ordinateur, qui fut «chef de la créativité» pour le moteur de recherche Firefox, explique qu’«aujourd’hui, les systèmes d’IA non supervisés, par exemple ceux qu’utilise Facebook, peuvent, après avoir scanné une myriade de textes dans une diversité de langues, passer de l’une à l’autre, soit «traduire», simplement parce que ces systèmes auront appris à reconnaître des motifs et éléments conservés ou récurrents. Détecter de telles structures chez les dauphins, avec l’IA, serait déjà un énorme pas en avant.»
Et si, un jour, on les comprenait vraiment? «Au niveau de la communication intraspécifique, cela nous permettrait de savoir comment ils vivent, et de mieux les protéger, dit Fabienne Delfour. Mais entre nos deux espèces? Que se dirait-on? On s’imagine qu’ils auraient des choses à nous dire. Ce n’est peut-être pas le cas…»