La recherche doit se disséminer aussi rapidement que le nouveau coronavirus pour avoir une chance de le terrasser. C’est pourquoi les revues scientifiques ont entrepris à marche forcée un effort gigantesque pour relayer les travaux des virologues, généticiens, épidémiologistes et autres biostatisticiens, sur le pont dans le monde entier. Des articles relus par des experts (peer review), publiés à toute allure et en accès libre: le Covid-19 bouleverse aussi le petit monde très lucratif des éditeurs de science.

Ces derniers doivent d’abord faire face à un afflux de propositions. «Après notre premier article sur le Covid-19, le 29 janvier, nous avons commencé à recevoir de 20 à 45 propositions d’articles par jour, 7j/7. Plus d’une centaine ont déjà été traités», explique dans un mail au Temps le New England Journal of Medicine (NEJM), l’un des journaux scientifiques en pointe sur le sujet.

Procédures accélérées

Comment fait-il pour publier aussi vite, quand le délai habituel entre une soumission et une publication est de plusieurs mois? «Nos standards sont toujours aussi hauts et tout ce que nous publions passe par nos procédures éditoriales habituelles. Mais tout est accéléré et des processus qui pouvaient durer des semaines ont été condensés sur quarante-huit heures, voire moins.»

Pendant les crises du SRAS ou d’Ebola déjà, les éditeurs avaient mis en place des procédures accélérées (fast track). Mais les volumes sont bien plus importants aujourd’hui. Signe de cette mobilisation mondiale, les serveurs de prépublication medRxiv et bioRxiv abritaient jeudi matin 766 articles traitant du coronavirus, proposés pour validation et publication à des revues à comités de lecture. Ils étaient déjà 791 le soir.

«Il y a une course entre les grandes revues pour publier les sujets chauds, commente Hervé Maisonneuve, médecin blogueur et spécialiste de la publication scientifique; elles sont prêtes à se tromper un peu pour rester les premières.» Les spécialistes chargés des relectures sont peu nombreux et s’épuisent, sollicités par plusieurs revues. Le danger vient aussi de la précipitation.

Science a récemment pointé les manquements d’une étude publiée dans le NEJM, qui suggérait que la maladie pouvait être transmise par des patients asymptomatiques. Autre exemple, le Journal of the American Medical Association (JAMA) s’est récemment inquiété dans un éditorial de retrouver certains mêmes malades inclus dans des études différentes. «Une future métarevue comptabilisera peut-être trois patients alors qu’il n’y en avait qu’un, ce n’est pas éthique» s’insurge Hervé Maisonneuve.

Un article, trois jours de salaire au Liberia

Les critères d’acceptation se sont aussi adaptés à l’urgence. C’est ainsi qu’ont récemment été publiés des articles rapportant des résultats négatifs, ce qui reste rare dans le monde de la science, habitué à ne publier que les expériences qui marchent. «A Nature, nous reconnaissons la valeur des études de réplication ou des études négatives», explique dans un mail au Temps Magdalena Skipper, la rédactrice en chef de la revue qui a publié fin février un éditorial sur la question, soulignant qu’un résultat négatif restait un résultat et que connaître ce qui ne marche pas permettait de diriger l’argent vers les bons projets.

Ce qui se passe en ce moment souligne que la science ouverte peut marcher

Robert Kiley, de la fondation Wellcome Trust

Mais le vrai défi affronté par les revues scientifiques est l’exigence toujours plus pressante de libre accès à leurs articles. «Freiner la dissémination de l’information scientifique serait très mal vu», observe Daniel Saraga, ancien porte-parole du Fonds national suisse et consultant spécialisé. La pression était montée dès janvier, avec le lancement d’une pétition «Free read» sur Change.org, signée entre autres par le bibliothécaire en chef du MIT. Elle rappelait le cas du Liberia, où les médecins n’avaient pas eu accès à la littérature sur Ebola pendant la crise de 2014: un seul article leur coûtait 45 dollars, trois jours de salaire.

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Parce qu’il n’est pas acceptable en temps de pandémie de faire payer l’accès aux avancées de la science, la fondation Wellcome Trust, qui milite depuis quinze ans pour l’accès libre aux résultats de la recherche, ou open access, a obtenu fin janvier l’engagement de 94 éditeurs, universités et fondations de rendre gratuit l’accès à leurs contenus. «Pas seulement les articles citant le coronavirus, mais tout ce qui pouvait aider à sa compréhension, ce qui comprend des chapitres de livres, des recensions, des jeux de données réutilisables» précise Robert Kiley, un des responsables de la fondation.

Certains l’ont fait par étapes seulement; mais mi-mars enfin, alors que 12 pays réitéraient un appel au partage et au libre accès, la communauté scientifique pouvait gratuitement consulter 32 544 articles, disponibles depuis la plateforme PubMed. L’accès restera libre «aussi longtemps qu’il y en aura besoin», précise sur son site web Elsevier, éditeur de 2500 journaux scientifiques dont les prestigieux Lancet ou Cell, qui a mis à disposition sans frais plus de 19 000 articles

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«Ce qui se passe en ce moment démontre que la science ouverte peut marcher, cela devrait s’appliquer à toute la recherche, veut croire Robert Kiley, de Wellcome Trust; il faudrait changer de modèle économique.» Aujourd’hui, les universités et laboratoires dépensent des millions de dollars en abonnements à des revues qui publient les travaux qu’eux-mêmes ont financés. Le plan S, soutenu par l’Union européenne et plusieurs fondations, prévoit d’ailleurs qu’en 2021 les chercheurs ayant reçu des financements publics laissent leur recherche en libre accès. Le problème étant qu’actuellement les chercheurs ont besoin de la notoriété des revues pour accéder à des financements…

Conversation en temps réel

L’autre grand défi des revues concerne la transparence. Impossible aujourd’hui de savoir qui a relu tel article, les critiques qui ont été faites ou les changements apportés avant publication, alors que les chercheurs estiment que cela leur ferait gagner beaucoup de temps. Or «ce dialogue scientifique est encouragé sur les sites de pré-publication, qui regroupent le projet d’article et ses commentaires, ce qui est bien plus intéressant», commente Daniel Saraga.

Certes, ces sites, tels que MedRxiv, ressemblent plus à une cuisine, où la science est en train de se fabriquer, qu’à une salle de restaurant où tout est prêt, et le contrôle qualité dépend des goûteurs. Un mauvais projet d’article comparant le VIH et le virus SARS-CoV-2 a eu le temps de semer de fausses informations avant d’être retiré devant les critiques. Mais le succès de ces «pre-prints» en temps de crise, comme celui des réseaux sociaux tels que Twitter où la conversation entre chercheurs est vive et en temps réel, montre les limites du modèle traditionnel de l’édition scientifique.

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