«L’article [scientifique], c’est de la bite. C’est une lettre à l’éditeur et niveau science, c’est… Bah de la merde.» En 2020, la vulgarisation scientifique vulgarise… vulgairement. La prose est tirée d’un tweet de Mathieu Rebeaud daté du 1er mai. Ce biochimiste de l’Université de Lausanne fait un tabac sur le réseau social depuis le début de l’épidémie de Covid-19.

Avec d’autres, il incarne cette nouvelle génération de scientifiques et de médecins 2.0 qui ont bâti d’importantes communautés sur Twitter et dont les propos marient les codes de la communication scientifique à ceux des réseaux sociaux dans un cocktail qui séduit plusieurs dizaines de milliers d’abonnés.

Lolcats et gifs animés

Confinement oblige, la fréquentation des réseaux sociaux a explosé, et avec elle la popularité de plusieurs profils scientifiques et médicaux. Ici, pas question des habituels papes des plateaux télé mais plutôt de chercheurs jusqu’alors quasi anonymes qui endossent le costume de vulgarisateur sympa et cool, façon Fred et Jamy du XXIe siècle, ou encore celui de pourfendeur implacable de fake news qui pullulent en ces temps covidiens.

Sans doute l’un des plus populaires, @Le___Doc et ses plus de 40 000 followers. Ce radiologue français anonyme n’a pas le langage brut de décoffrage de Mathieu Rebeaud mais agrémente ses tweets d’une petite touche personnelle humoristique qui leur donne charme et proximité. Présent depuis 2016 sur le réseau, il publiait initialement des sujets médicaux drôles et décalés, souvent liés au sexe.

L’épidémie de Covid-19 lui a amené quelque 15 000 nouveaux followers après une mention de son compte dans un reportage diffusé sur TF1. «Depuis l’épidémie, je tweete des choses plus sérieuses qu’avant, sur des thèmes de vulgarisation médicale avec des aspects pratiques utiles au public.» Au menu, beaucoup de commentaires sur l’actualité et de la lecture critique d’articles scientifiques pour éclairer les lanternes de ses followers profanes.

De lecture critique, Mathieu Rebeaud en discute beaucoup. Surnommé @Damkyan_Omega, il dit avoir initialement été attiré sur Twitter par la possibilité de faire de la vulgarisation scientifique et d’expliquer les rouages de la science au plus grand nombre: «C’est frustrant de ne pas intéresser les gens avec la science, je voulais faire quelque chose.» Son discours scientifique revisité à la sauce punk rencontre un certain succès. Un humour corrosif au ton impertinent, des tweets généreusement garnis de photos de ses chats ou de gifs animés: le chercheur trentenaire maîtrise parfaitement les codes de Twitter.

Lui aussi a vu sa popularité exploser depuis le Covid-19, passant de 5000 à 13 000 abonnés aujourd’hui. Pourtant ni lui ni @Le___Doc ne sont des spécialistes des virus ou des maladies infectieuses. «On me balance systématiquement à la tronche mon manque de légitimité», affirme Mathieu Rebeaud dont la compétence principale a trait aux protéines. Sans se dire expert, «un terme qu’on ne s’attribue pas mais qui doit venir de votre communauté», il dit s’informer auprès de ses confrères virologues, pharmacologues ou issus d’autres spécialités.

Rigueur scientifique

La brièveté des tweets laisse supposer qu’elle est incompatible avec la tenue d’un discours scientifique clair et rigoureux. «C’est ce que je pensais avant d’arriver sur Twitter, mais je me suis vite rendu compte que ce réseau favorisait les petites phrases, l’humour et le goût de la punchline, bref qu’il était fait pour moi», se souvient Christian Lehmann, @LehmannDrC, médecin généraliste et écrivain. La fameuse limite des 140 puis 280 signes imposée sur le réseau n’est pas vécue comme un handicap mais une occasion de raconter les choses différemment: tous disent tweeter en mettant la priorité sur ce qui, au sein de l’information scientifique, est le plus significatif pour le public non averti.

Contre la «méthode Raoult»

Mais calembours et traits d’esprit font parfois place à des propos plus durs et des échanges musclés avec certains internautes, en particulier lorsqu’il s’agit de désinformation scientifique. Un sujet revient systématiquement: l’hydroxychloroquine, un ancien antipaludéen qui fait beaucoup parler de lui dans le cadre du Covid-19, notamment après des recherches entreprises par le sulfureux microbiologiste Didier Raoult. Décriés dans le monde scientifique pour leur méthodologie douteuse, ses travaux s’attirent les foudres des scientifiques sérieux sur les réseaux sociaux. Qui subissent les assauts répétés des fans du professeur français, donnant lieu à des échanges parfois tendus.

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Le dialogue est difficile. «Nous raisonnons sur des données scientifiques, eux sur des émotions, c’est compliqué, soupire @Le___Doc. Mais je ne suis jamais violent ni vulgaire, j’essaie de les convaincre avec des faits tout en respectant leur sensibilité.» «Les fans de Raoult imaginent qu’il y a une riposte organisée derrière les critiques. Or ce sont simplement des scientifiques et des médecins qui en ont marre de voir leurs patients perdre leur temps ou prendre des risques avec ce médicament», tranche Christian Lehmann.

Leur résistance contre l’engouement médiatique pour la chloroquine prend en partie ses sources dans le Collectif fakemed, association née en 2018 lors des débats en France autour du déremboursement de l’homéopathie. Un mouvement né sur Twitter qui a fédéré scientifiques et médecins opposés aux thérapies «non scientifiques, déviantes, délétères, aliénantes ou sectaires», est-il écrit sur le site. Sans surprise, la chloroquine, remède loin d’avoir fait ses preuves contre le coronavirus, est entrée dans la ligne de mire de ces traqueurs de charlatanisme.

Ces conflits ou «tweet clash» ont conduit de nombreux chercheurs à communiquer par des collectifs, comme KezaCovid19 qui rassemble «des bénévoles (majoritairement issus de la recherche en biologie) travaillant à la production de contenus vulgarisés sur le #Covid19 et le #SarsCov2» d’après le profil de cette organisation.

Sur Twitter, le faux pas n’est jamais loin. Comme les politiques, les scientifiques n’échappent pas au tweet envoyé un peu trop vite. Mais les trois scientifiques interrogés disent manier prudemment l’information. «Je fais très attention. Si je ne sais pas, je le dis, je n’ai pas de problème avec ça. On peut très bien informer les gens tout en restant honnêtes sur les incertitudes vis-à-vis de l’épidémie», assure Christian Lehmann. «La science se démocratise, et les scientifiques doivent prendre la parole. Sinon on restera dans une science de mandarin, avec le grand professeur qui déballe sa connaissance», lance Mathieu Rebeaud dans une allusion à peine déguisée.