Que pense une souris qui regarde le film «La soif du mal» d’Orson Wells? C’est ce que vont révéler sous peu des chercheurs du Allen Institute for Brain Science, à Seattle, aux Etats-Unis, ou presque. «Nous allons divulguer toutes les données acquises à ce jour dans le cadre de notre projet inédit de cartographie vivante du cortex de la souris» réalisé à l’aide de technologies d’imagerie dernier cri, précise Christoph Koch. En mars, c’est le gigantesque Human Brain Project (HBP) de simulation du cerveau qui annonçait mettre ses plateformes informatiques à disposition de la communauté des neuroscientifiques. Au Temps enfin, l’un des responsables de l’intelligence artificielle de Google expliquait récemment que le géant de l’Internet avait placé en «open access» ses bibliothèques d’algorithmes de réseaux de neurones artificiels. L’ère d’une vaste collaboration s’ouvrirait-elle entre tous les grands projets visant à mieux comprendre et reproduire le cerveau?

Leurs responsables étaient tous fin mai au Brain Forum à l’EPFL pour en discuter. Car outre les initiatives déjà bien connues – le HBP européen, le projet BRAIN américain ou l’Allen Brain Atlas –, les leaders des programmes chinois et japonais avaient aussi fait le déplacement, pour une réunion qui n’était pas la première du genre. Une rencontre similaire s’était notamment tenue en mars à Baltimore (Etats-Unis). «Certains y ont appelé à un effort global pour cibler une seule affection, telle la dépression ou l’Alzheimer, rapporte la journaliste de la revue Science Emily Underwood. D’autres souhaitaient réaliser des cartes plus détaillées des connexions cérébrales chez l’homme et les primates non humains. D’autre encore ont plaidé pour la création d’une coalition mondiale visant à décrypter un trait unique de comportement chez un mammifère, par exemple la façon dont le cerveau d’un rongeur gère la quête de nourriture.» Bref, l’unisson n’avait alors pas été trouvé.

Quelque cinq milliards de dollars seront dépensés sur dix ans par 10000 laboratoires dans six pays – si l’on considère l’UE comme une seule 'nation'

En neurosciences, «quelque cinq milliards de dollars seront dépensés sur dix ans par 10000 laboratoires dans six pays – si l’on considère l’UE comme une seule 'nation', a rappelé d’emblée John Donoghue, directeur du Centre Wyss de bio- et neuroingénierie à Genève, en préambule au débat à l’EPFL. Tous reconnaissent la nécessité, d’une manière ou d’une autre, de travailler de concert.» «Ce serait bien si tous les protagonistes tentaient d’aligner leurs activités, de trouver des complémentarités, d’identifier les questions auxquelles on veut répondre ensemble», a abondé Catherine Berens, responsable des neurosciences à la Direction générale de la recherche de la Commission européenne, en proposant même de prendre comme modèle les programmes scientifiques collaboratifs européens.


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Concernant les pistes à explorer ensemble, les scientifiques se sont mis d’accord à Baltimore, sortant de leur retraite avec trois questions primordiales à traiter: qu’est-ce qui rend les cerveaux individuels si uniques? Comment cet organe orchestre-t-il ses composants pour apprendre et accomplir des tâches? Et comment influencer la plasticité cérébrale pour protéger et restaurer des fonctions cérébrales? Sur les actions à entreprendre par contre, les avis sont partagés.

«Il n’y a par exemple pas de consensus sur le fait de travailler en priorité avec un modèle animal plutôt qu’un autre», indique Christoph Koch. Ainsi, alors que les Chinois utilisent des macaques, et les occidentaux plutôt des rongeurs, les neuroscientifiques japonais du projet Brain/MINDS ont choisi le ouistitis: «Le lobe frontal de son cerveau, très compact (8 g), est proche de celui de l’homme, et ces animaux peuvent être modifiés génétiquement», justifie Hidoyuki Okano, du RIKEN Brain Science Institute, en citant un exemple de singe dont le génome a été altéré pour simuler la maladie de Parkinson. Ce chercheur plaide toutefois, lui, pour une large collaboration internationale de toutes ces initiatives, car «ce qui unit tous ces projets, c’est la volonté ultime de comprendre le cerveau humain.»

Henry Markram, père du Human Brain Project, n’est pas convaincu: «Tous nos projets sont différents. Il faut rester pragmatique, et laisser les collaborations émerger d’elles-mêmes. Tout en travaillant de manière ouverte, nous n’allons pas nous asseoir pour les fixer maintenant, ni durant les années à venir.» «Tout le monde est en train de s’équiper [en instruments], les prochains temps vont voir des découvertes fantastiques, estime aussi Terry Sejnowski, du Salk Institute et cheville ouvrière du projet BRAIN américain. Les coopérations vont inévitablement suivre, entre groupes, entre laboratoires. Ce qu’il faut par contre, c’est que les gouvernements continuent à 'fertiliser' ces recherches.»

Cette dynamique internationale «est une opportunité unique pour chacune de nos nations de pousser chez elles des recherches d’intérêt global, comme cela a été le cas avec la recherche sur le climat», confirme Mu-ming Poo. Ce neuroscientifique chinois dirige le China Brain Project, visant à mieux comprendre les maladies neurodégénératives. Et bien que ce dernier vienne seulement, en mars, d’être validé par le Congrès du Parti communiste, le chercheur lui voit deux points forts pour rattraper le retard pris: «D’une part, la capacité d’établir en Chine la plus grande banque d’échantillons biologiques dans un pays si peuplé où, de plus, la population collabore volontiers. Et de l’autre, la possibilité d’utiliser massivement des singes», alors qu’en Occident, l’expérimentation animale fait débat.

«Les Chinois se mettent de plus en plus aux normes éthiques, veut rassurer Christoph Koch. Et s’ils parviennent à soigner des maladies neurodégénératives avec leurs modèles simiesques, c’est la planète entière qui en profitera.» Sans faire référence précisément à cette question, Henri Markram souligne néanmoins que «le plus important avant d’avancer, c’est d’établir consensus global sur ce qu’on s’autorisera à faire sur le plan éthique. On doit se mettre d’accord sur les barrières à ne pas franchir.»

Au-delà des collaborations en neurosciences à globaliser ou non – «une question non avenue, tant la recherche ne peut plus se faire seule», dit Christoph Koch –, «l’important est plutôt de standardiser toutes les données produites dans le monde, de manière à les faire parler ensemble. Comme on a dû le faire pour les adresses IP des ordinateurs afin que ceux-ci puissent communiquer à travers Internet», dit le scientifique d’origine autrichienne. Sur ce point aussi, la réunion de Baltimore a débouché sur une idée: la création d’une International Brain Station, soit un immense dépôt de données informatisées sur le cerveau largement accessible par tous; le même aréopage doit se revoir en septembre avant de présenter l’idée devant l’Assemblée de l’ONU, à New York, afin de dénicher des soutiens pour la concrétiser.

Organisation faîtière pour tous ces projets?

A ce titre, le neuroscientifique de l’EPFL Pierre Magistretti, président de l’International Brain Research Organization, qui regroupe au plan mondial les associations de neurosciences, verrait bien cette dernière jouer un rôle unificateur: «Il faut peut-être une entité déjà supra-nationale pour faciliter le dialogue, les échanges, la formation aux technologies émergentes en neurosciences, tant il est déjà assez difficile pour ces grands projets de fonctionner pour eux-mêmes.»

D’ici à ce que cette organisation se mette éventuellement en place, ceux-ci se livrent-ils à une «course au cerveau»? «En partie oui, pour des questions de prestige national», admet Christoph Koch, en laissant comprendre que chaque projet tente de se profiler au mieux. «Le Human Brain Project fournit les plateformes qui permettront à des buts communs d’émerger», a par exemple dit Henri Markram. «Mais la différence avec la course à la Lune ou celle au séquençage du génome humain, poursuit Christoph Koch, c’est que l’objectif n’est pas une fin en soi. Si les mystères du cerveau sont percés un jour, tout le monde va en profiter.»