Deux Prix Nobel de la paix, entrés dans l’histoire pour avoir «réalisé l’impossible», assis à la même table. C’est le tableau exceptionnel qu’a offert lundi à Genève le 20e anniversaire de la Croix-Verte internationale, l’organisation de protection de l’environnement créée par l’ancien numéro un soviétique Mikhaïl Gorbatchev et rejointe par l’ex-dirigeant syndical et président polonais Lech Walesa. Un événement qui a rassemblé autour de ce duo une brochette de personnalités suisses et étrangères, de la maire de la ville-hôte, Sandrine Salerno, à l’ancien premier ministre néerlandais Ruud Lubbers, en passant par le président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), Rajendra Pachauri.

La Croix-Verte internationale a été créée au lendemain de deux bouleversements géopolitiques: la fin de la Guerre froide, marquée par la chute du mur de Berlin en 1989, et l’entrée en force des préoccupations environnementales dans l’agenda politique international, lors du Sommet de la Terre organisé en 1992 à Rio de Janeiro. L’impact croissant de l’humanité sur la planète s’est imposé alors comme l’un des défis majeurs que la communauté internationale devait affronter, tandis que la fin du monde bipolaire ouvrait de nouvelles possibilités de coopération à l’échelle globale.

De cette nouvelle crainte et de ce nouvel espoir est née la Croix-Verte internationale, une organisation au programme particulièrement ambitieux, chargée tout aussi bien de prévenir les catastrophes environnementales que de secourir les pays frappés par l’une d’elles, de préserver la ressource aquatique comme de favoriser une «course au désarmement», notamment dans le domaine des armes de destruction massive. Un coup de maître a été de placer d’emblée à la tête du projet l’un des dirigeants les plus respectés du moment, Mikhaïl Gorbatchev, à la réputation, au charisme et au carnet d’adresses exceptionnels. Ce qui a valu à l’entreprise une renommée immédiate.

Vingt années plus tard, Mikhaïl Gorbatchev est toujours là, personnage central de la Croix-Verte internationale, même s’il en partage aujourd’hui avec d’autres la direction. «Nous avons obtenu des résultats mais nous avons connu aussi des déceptions», a-t-il lancé lundi devant l’assemblée générale de l’organisation. De fait, cette dernière a étendu sa toile dans le monde grâce à la création d’une trentaine d’antennes nationales. Elle a aussi participé à toutes sortes d’initiatives comme la rédaction de la Charte de la Terre ou la lutte contre les armes chimiques. Mais elle doit bien admettre que l’environnement ne représente toujours pas une priorité dans l’agenda international.

Se souvenant de son ancienne stratégie de «glasnost» («transparence») en Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev a lancé lundi un appel vibrant à une «glasnost mondiale» à propos de la planète. Et de lier plus que jamais la préservation de l’environnement à une limitation des capacités militaires, en condamnant ce qu’il appelle une «nouvelle course aux ­armements», caractérisée notamment par l’apparition de robots sur le champ de bataille.

Dans son élan, l’ancien numéro un soviétique a abordé le cas particulier de la Syrie, pour s’adresser aux Américains présents dans la salle. «Tout ce que nous avons réalisé de bon à l’époque, a-t-il souligné, nous l’avons réalisé ensemble. Appelez vos dirigeants à Washington et dites-leur ce que nous pensons.» Après un dernier appel à constituer une organisation plus forte et plus efficace, l’orateur a été applaudi longuement par un auditoire debout.

Invité à intervenir à son tour, l’ex-premier ministre néerlandais Ruud Lubbers est revenu sur la Syrie. Il a profité du qualificatif de «vieil ami» dont l’avait gratifié Mikhaïl Gorbatchev pour rappeler leur ancienne complicité, datant de la Guerre froide, donc d’avant même la création de la Croix-Verte internationale. «Comme vieil ami, je me permets de m’adresser aux Russes présents dans cette salle comme vous vous êtes adressé aux Américains qui s’y trouvent, a-t-il affirmé en substance. La présence d’armes chimiques en Syrie n’est pas un problème pour les Etats-Unis seulement. C’est un problème pour tout le monde. Washington et Moscou doivent la condamner d’une même voix et faire preuve d’imagination pour éviter le pire.»

Le Prix Nobel Lech Walesa s’est contenté, lui, de parler écologie. «Je suis entré à la Croix-Verte internationale pour rejoindre une élite révolutionnaire dans le domaine de l’environnement», a-t-il déclaré, laissant entendre que l’évolution du monde ne lui disait rien de bon. Et de souligner l’importance de l’organisation face à deux évolutions aussi massives que dangereuses à ses yeux: la hausse accélérée de la population mondiale et le progrès technologique, «qui apporte toutes sortes de bienfaits mais qui recèle aussi de nouvelles menaces».

«En Pologne, de nombreux terrains sont aujourd’hui sacrifiés à la construction de nouvelles routes et de nouvelles industries, a souligné Lech Walesa. Ils sont recouverts de béton, ce qui signifie qu’ils ne recueilleront plus la pluie. Il y aura une réaction de la nature, mais les gens sont si intéressés par l’argent de nos jours qu’ils s’en moquent. C’est une erreur. Chaque génération devrait remettre la Terre dans l’état où elle l’a reçue.»

L’ancien premier ministre polonais Jerzy Buzek a rebondi sur le thème du risque technologique. «J’utiliserais la métaphore de Frankenstein, a-t-il confié. Le vrai crime n’a pas été de créer ce monstre, mais de le laisser à lui-même. La science n’est pas en elle-même un danger. Ce qui est dangereux, c’est l’indifférence dont certains font preuve à l’égard de ses effets.»

La Croix-Verte internationale a profité de son 20e anniversaire pour distribuer pour la troisième fois une volée de prix à des personnalités et des organisations méritantes dans le domaine de l’environnement: de la Croix-Rouge kényane à l’unité chargée de déblayer les débris laissés par l’ouragan Sandy à New York; et du réalisateur britannique David Attenborough au maire du village de Katsurao (proche de Fukushima) Masahide Matsumoto. Il s’agit plus que jamais pour elle de rassembler des bonnes volontés autour de son projet.

Un défi relevé avec optimisme, et même avec humour, si l’on en croit la comparaison à laquelle s’est livré le président de l’organisation, Alexander Likhotal, dans une contribution écrite à l’anniversaire. Selon lui, le Mahatma Gandhi, à qui l’on demandait comment il avait gagné la bataille pour l’indépendance de l’Inde, a répondu: «C’est facile. D’abord, ils vous ignorent. Ensuite, ils se moquent de vous. Après, ils vous combattent. Et finalement vous gagnez.» Durant ses années d’existence, assure le dirigeant, la Croix-Verte internationale a été ignorée, moquée et combattue. Il ne lui resterait donc plus qu’à gagner…

«Le vrai crime n’a pas été de créer Frankenstein, mais de le laisser à lui-même»