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A la découverte du Léman

Deux sous-marins vont explorer dès ce mardi le plus grand lac du pays. De nombreux scientifiques vont se succéder à leur bord pour mener une large gamme de recherches

La démarche habituelle des scientifiques consiste à poser des questions, puis à réunir les moyens nécessaires pour y répondre. La vaste campagne d’exploration des eaux lémaniques (Elemo) qui va débuter le 14 juin aura suivi une logique inverse. Elle a commencé par l’attribution des moyens, la mise à disposition de deux sous-marins par l’entreprise pharmaceutique Ferring et le consulat honoraire de Russie à Lausanne, et s’est poursuivie par l’adoption des objectifs.

Ce bouleversement des procédures a eu de bonnes raisons. Depuis l’abandon du F.-A. Forel en 2005 (lire ci-dessous), la communauté scientifique romande n’a plus eu la possibilité d’utiliser un sous-marin pour conduire ses recherches sur le Léman. Or, ce type d’engins possède des avantages évidents. Pour prélever des échantillons d’eau et de sédiment par exemple, l’habitude est de couler au bout de câbles des bouteilles et des carottiers. Mais ces ustensiles dérivent et leurs utilisateurs ne peuvent pas choisir l’endroit exact où ils vont ramasser leur matériel. Un submersible permet, lui, de réaliser ce travail avec une très grande précision, c’est-à-dire là où la collecte s’annonce la plus instructive.

Atout supplémentaire: les véhicules qui s’apprêtent à explorer le Léman, les sous-marins russes Mir-1 et Mir-2, figurent parmi les plus performants du monde. «Ce sont des outils super-pratiques, s’enthousiasme Ulrich Lemmin, le coordonnateur scientifique de la campagne. Nous pourrons accrocher dessus une large gamme d’appareils et les connecter à des ordinateurs situés à l’intérieur des habitacles. Cela nous permettra de réorienter nos recherches au cours des plongées, au fur et à mesure que nous obtiendrons des données.»

Les Mir possèdent en permanence certains accessoires comme une paire de bras articulés, une caméra et des capteurs. Dans le Léman, il leur sera notamment ajouté un spectromètre de masse chargé d’analyser en temps réel certains composants de l’eau, un sonar à haute fréquence ainsi que des dispositifs optiques destinés à cartographier en haute définition le fond du lac et une douzaine de tarières conçues pour percer et récolter le sédiment.

La venue de sous-marins dans le Léman aurait pu n’être qu’une distraction spectaculaire. Son initiateur, l’homme d’affaires suédois Frederik Paulsen, président de Ferring et consul honoraire de la Russie à Lausanne, a voulu en faire un événement scientifique. Il a délégué à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) le soin de coordonner la campagne afin de la rendre la plus sérieuse et la plus productive possible. L’institution a alors demandé à l’un de ses professeurs, Ulrich Lemmin, spécialiste d’hydrologie environnementale, de monter le projet.

«La campagne tourne autour d’une question centrale, les micropolluants, que nous entendons suivre de la source au puits, soit de leur irruption dans le lac jusqu’à leur disparition, explique l’universitaire. Les recherches qui leur ont été consacrées jusqu’ici ont été insuffisantes. Ce que nous savons d’eux se situe entre rien et très peu. L’occasion était belle par conséquent de les étudier sous toutes leurs coutures, en sollicitant aussi bien la physique, pour mieux connaître leur déplacement dans l’eau, que la géologie, pour mieux cerner leur enfouissement dans les sédiments, en passant par la microbiologie, pour mieux comprendre leurs interactions avec le vivant.»

Elemo s’est voulu d’emblée ouvert, à la fois multidisciplinaire et interuniversitaire. Un appel à la participation a été lancé loin à la ronde à tous les chercheurs intéressés. Les réponses reçues en retour ont été évaluées par un comité international d’experts, qui en a retenu finalement une vingtaine émanant d’une bonne douzaine d’institutions, de l’EPFL bien sûr mais aussi des Universités de Genève, Lausanne et Neuchâtel, de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich et de l’Institut de recherche de l’eau du domaine des EPF (EAWAG). Sans oublier des participants français (le Centre national de la recherche scientifique, l’Institut national de la recherche agronomique et l’Université de Savoie), britannique (l’Université de Newcastle) et américain (la Woods Hole Oceanographic Institution).

Dans le domaine de la géologie, la campagne étudiera tout particulièrement les canyons du Rhône, ces formations modelées par la poussée et les sédiments du fleuve jusqu’à une quinzaine de kilomètres de son embouchure du Bouveret. Cette recherche, promet l’EPFL, devrait permettre de retracer l’histoire du delta du Rhône et, au-delà, de mieux comprendre «des deltas autrement plus grands et complexes, tels celui du Gange».

Au chapitre de la physique, l’un des objectifs de la campagne sera de mieux connaître le comportement des courants. Les submersibles donneront aux scientifiques la possibilité de réaliser des mesures de température et de pression, et ce dans diverses zones et à différentes profondeurs. Toujours d’après l’EPFL, une meilleure connaissance de ces mécanismes aidera à comprendre «comment les polluants se répartissent dans le lac, et de déterminer quelles zones doivent être particulièrement protégées».

En matière de chimie et de biochimie enfin, l’opération traquera principalement les micropolluants. Si ces produits sont présents dans le Léman en toute petite quantité (de l’ordre d’un morceau de sucre dans une piscine olympique), ils ont des effets négatifs sur l’environnement et sont susceptibles d’en avoir aussi sur l’homme en s’accumulant dans l’eau de boisson et la chaîne alimentaire. Les sous-marins tâcheront de les recenser plus complètement qu’ils ne l’ont été jusqu’ici et d’examiner leurs interactions potentiellement dangereuses avec d’autres substances.

La campagne sera intense. Elle se déroulera sur dix semaines, du 14 juin au 19 août, à raison d’une sortie quotidienne des deux sous-marins du lundi au vendredi. Si toutes les plongées ne seront pas destinées à des travaux de recherche, de nombreux scientifiques pourront en profiter.

«Elemo représente un point de départ, confie Ulrich Lemmin. Nous entendons profiter de la présence des deux submersibles pour accumuler des données et ouvrir des pistes. Il reviendra après aux chercheurs concernés de travailler sur ces résultats et d’approfondir leurs compétences. Une fois certaines connaissances acquises, il leur sera plus facile de demander des soutiens financiers classiques.» L’EPFL compte bien en tirer profit comme institution. A l’issue de la campagne, elle prévoit de se doter d’une nouvelle chaire consacrée à la science des lacs, la limnologie.