Il est rare qu’une émission de télévision stimule un travail de recherche et même aboutisse à une publication dans un des journaux de physique les plus réputés, Physical Review Letters. C’est ce qui arrivera le 8 janvier avec la parution, sous la plume de ­chercheurs français de l’Université Paris-Sud, de Grenoble, de l’ESPCI ParisTech, du CNRS et canadiens de l’Université McMaster, d’un article titré « Auto-amplification d’une friction solide dans des assemblages entrelacés ». Ce qui, en termes moins savants, se traduit par comment suspendre une voiture grâce à deux annuaires !

Cette expérience spectaculaire a été popularisée par l’émission scientifico-divertissante «Myth­Busters», aux Etats-Unis en 2008, puis par sa concurrente « Street Genius », avant que France 5, le 2 mai  2014, ne la reproduise dans « On n’est pas que des cobayes ». On y voit une Peugeot 205 de quelque 900 kilogrammes suspendue au-dessus du sol par un câble dont un maillon est constitué de deux annuaires téléphoniques aux pages intercalées. Impressionnant.

« Après l’enregistrement, j’ai pris conscience que je n’avais rien dit de faux, mais que je n’avais pas tout compris », témoigne Frédéric Restagno (CNRS), de l’université Paris-Sud, un des conseillers scientifiques de l’émission. Il a donc décidé de reprendre l’expérience dans son laboratoire afin de résoudre l’énigme.

Une telle solidité vient évidemment de la friction très forte ente deux feuilles, et a fortiori entre des centaines dans le cas d’un annuaire. Mais pour qu’il y ait friction, il faut qu’il y ait une force appuyant sur les deux feuilles. Lorsque les annuaires sont horizontaux, c’est leur poids. « Mais à la verticale, comme pour la voiture, le poids ne compte pas ! », souligne le chercheur. Il convainc alors des collègues de se pencher aussi sur la question, car une plongée dans la littérature scientifique fut stérile. « Pendant une semaine, on a fait des expériences avec des blocs-notes entrelacés. Ça nous rendait fous ! », se souvient Thomas Salez (CNRS), de l’ESPCI ParisTech. L’un de ces tests les met sur la voie : lorsqu’on arrache une page sur deux, les annuaires se séparent facilement.

Auto-amplification

« Un simple argument de géométrie », comme ils l’écrivent, suffit en fait à dissiper le mystère. Vu de côté, le système des deux annuaires n’est pas plat ; l’épaisseur aux deux extrémités, au niveau des reliures, est plus faible qu’au centre, où les feuilles se superposent. En ­conséquence, lorsque l’on tire sur les annuaires, la force s’exerçant sur les pages au centre n’est pas totalement parallèle aux feuilles. Apparaît une composante perpendiculaire qui «appuie » sur les feuillets. Et plus on tire, plus celle-ci est forte. Un peu comme dans le jeu du piège chinois où tirer fortement sur ses doigts pour les libérer d’une nasse tressée se révèle contre-productif.

Finalement, une formule prédit la force en fonction d’un seul paramètre, qui dépend du nombre de feuilles, de leur épaisseur, du coefficient de friction entre ­elles et de la distance non recouverte (au niveau du pli). Plus il y a de feuilles et plus elles sont épaisses, plus les annuaires résistent. L’effet est même impressionnant : multiplier par dix la quantité de pages peut augmenter de dix mille fois la force. « C’est pour cette raison que nous parlons d’auto-amplification. Une petite force d’appui au niveau de la couverture se trouve ainsi augmentée à l’échelle du système », ajoute Elie Raphaël (CNRS), de l’ESPCI ParisTech.

Même si les chercheurs étaient avant tout motivés par le défi intellectuel, ils songent à quelques applications de leurs travaux. « Ce système permet de mesurer des frictions à très faibles charges, ce qui est très peu étudié », estime Frédéric Restagno. « On peut aussi imaginer créer des empilements de feuillets à l’échelle nanométrique très solides malgré une faible friction entre eux », complète Thomas Salez.