Pompes à insuline, prothèses de hanche, de genou, stents, pacemakers… Le marché des dispositifs médicaux – tous les produits ne rentrant pas dans la catégorie des médicaments – est en pleine expansion. En Suisse, il fait même particulièrement florès, le pays se classant, à titre d’exemple, au premier rang mondial des poses d’articulations de hanche.

Mais ce secteur prospère (un marché estimé à 14,1 milliards de francs en Suisse) est aussi régulièrement entaché de scandales. Florilège: en 2009, ce sont les prothèses de hanche ASR, fabriquées par DePuy Orthopaedics, qui sont retirées du marché, car elles présentent un taux important de métaux toxiques. Mille quatre cents de ces articulations avaient pourtant été posées sur des patients à l’échelle nationale.

Le scandale du silicone industriel frauduleux

En 2010 survient le tollé autour des implants mammaires conçus par la société française Poly Implant Prothèse dont on découvre, à la suite de nombreuses complications, qu’ils sont remplis de silicone industriel frauduleux. Des dizaines de milliers de femmes sont concernées, dont 280 au moins en Suisse. Malgré des critiques nourries, Swissmedic estime par la voix de son ancien directeur Jürg Schnetzer dans une interview accordée au Temps que «l’Institut suisse des produits thérapeutiques n’a rien à se reprocher» et qu’un retrait préventif est une mesure disproportionnée.

Puis c’est au tour des stents biodégradables. Ces dispositifs sont considérés, lors de leur mise sur le marché en 2011, comme «la solution idéale en cas de rétrécissement des vaisseaux coronaires», mais ils se révèlent dangereux, selon des chercheurs de l’Hôpital de l’Ile à Berne. Leur dissolution pourrait en effet conduire à la formation de caillots et, in fine, à de nouvelles crises cardiaques. En Suisse, au moins 36 patients ont subi des thromboses tardives en raison de ces stents. Ils sont retirés du marché en 2017.

Doutes sur le système de contrôle

Aux Etats-Unis, selon les chiffres fournis par l’enquête du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ), dont les «Implant Files» sont sortis en début de semaine, le nombre total d’incidents liés aux dispositifs médicaux s’élèverait à près de 5,5 millions, soit plus de 82 000 morts, 1,7 million de blessés et 3,6 millions de défaillances, uniquement sur les dix dernières années. Problème: si les Etats-Unis disposent d’un recueil des déclarations liées à ces dispositifs, presque partout ailleurs le manque de transparence est la règle. Y compris en Suisse, où la pénurie de données domine l’ensemble du secteur de la santé.

«Tous ces incidents impliquant des dispositifs médicaux ont fait naître en Europe des doutes quant au système de contrôle de ces derniers», a expliqué le Conseil fédéral lors de sa séance du 2 mars dernier. C’est la raison pour laquelle les autorités ont décidé de mettre en consultation une adaptation de l’Ordonnance sur les dispositifs médicaux (ODim), entrée en vigueur en 2002. Objectif: renforcer les exigences réglementaires pour tous les acteurs concernés, afin d’améliorer le niveau de sécurité pour les patients. «Les fabricants devront par exemple prouver de manière plus rigoureuse qu’aujourd’hui, à l’aide de données cliniques, l’utilité et l’adéquation de produits cliniques et les tests de performance seront renforcés. Une identification claire des produits devrait par ailleurs assurer une traçabilité complète.»

La traçabilité, c’est aussi là que le bât blesse. En effet, à l’heure actuelle, le numéro d’identification d’un même produit issu d’un même fabricant n’est pas identique dans l’ensemble des pays européens. «Cela ne permet ni d’établir des comparaisons des prix pratiqués, ni de pouvoir assurer un suivi correct des patients en cas de problèmes», déplore une source proche du secteur. Une révision complète de la réglementation européenne relative aux dispositifs médicaux devrait permettre dès l’année prochaine d’avoir un numéro d’identification unique quel que soit le pays et d’assurer ainsi une meilleure visibilité de ces produits.

Evaluations par des organismes privés

En attendant davantage de transparence, quelle est la situation aujourd’hui en Suisse? Contrairement aux médicaments, il faut savoir que les dispositifs médicaux ne sont soumis à aucune autorisation étatique pour leur mise sur le marché. L’évaluation de la conformité aux normes internationales en vigueur est ainsi confiée à des organismes privés, appelés «notified bodies», actifs dans les pays où sont produits les dispositifs. La loi exige uniquement que ces derniers soient identifiés par un marquage de la communauté européenne (CE), mais aucunement que des essais cliniques soient systématiquement réalisés. «Si un produit est sûr et performant, il peut être mis sur le marché dans toute l’Europe, et donc aussi en Suisse», détaille Swissmedic.

Par ailleurs, il faut savoir que les dispositifs médicaux sont répartis en quatre classes de risque, en fonction de critères tels que la durée d’exposition au produit, ou selon qu’ils sont destinés à être employés à l’intérieur ou à l’extérieur du corps. Ainsi, les procédures d’évaluation sont différentes qu’il s’agisse de lunettes de lecture ou de prothèses. Pour le premier cas de figure, les fabricants sont tenus de vérifier, sous leur seule responsabilité, si les produits satisfont aux exigences spécifiques. Quant aux prothèses, qui appartiennent à la plus haute classe de risque, elles doivent en plus être contrôlées par un organe d’évaluation. Tous les dispositifs médicaux évalués de la sorte affichent un numéro supplémentaire à côté de la marque CE.

Le système a néanmoins des failles. La preuve: la journaliste néerlandaise Jet Schouten, à l’origine des «Implant Files», est parvenue à constituer un dossier d’homologation d’un filet à mandarines comme mèche vaginale (un dispositif destiné aux femmes souffrant de descente d’organes). Plusieurs organismes de vérification lui assurant même que son dispositif obtiendrait sans difficulté le Certificat de conformité européen.

Peu de dénonciations

Autre constat: si les fabricants et les hôpitaux sont tenus de déclarer tous les incidents spécifiques impliquant des dispositifs médicaux à Swissmedic, rares sont ceux qui ont recours à cette mesure. Observant le même phénomène en France, la ministre de la Santé Agnès Buzyn s’en explique dans un entretien accordé récemment au Monde: «Les médecins sous-déclarent les effets indésirables. Soit parce que c’est long. Soit parce qu’ils considèrent que c’est un événement habituel, et que cela fait partie des risques. Soit parce que l’événement est tellement inattendu qu’ils considèrent que c’est sans lien avec le dispositif.» «Nous constatons le même phénomène en Suisse, probablement pour les mêmes raisons, observe de son côté Danièle Bersier, porte-parole de Swissmedic. Les médecins et les hôpitaux nous signalent moins d’événements indésirables que les fabricants.»

Le CHUV, à Lausanne, comprend une commission de matériovigilance, qui étudie toutes les déclarations de non-conformité ou les incidents liés à des dispositifs médicaux fournis par le personnel médical. «Sur une cinquantaine de déclarations parvenues à cette commission en 2017, 5 ont été jugées graves, nous explique Pierre-François Leyvraz, directeur général du CHUV. Par ailleurs, lorsque l’on décide d’introduire un nouveau matériau dont le prix est élevé, on mandate systématiquement nos ingénieurs biomédicaux afin qu’ils établissent une revue de la littérature et procèdent à une analyse médico-économique du produit. Label CE ou pas.»

Si le CHUV se targue d’avoir une bonne culture de la déclaration des incidents, certaines sources spécialistes du domaine n’hésitent pas à souligner les obstacles pouvant faire barrage à cette pratique, comme l’omniprésence des fabricants de dispositifs médicaux dans l’enceinte des blocs opératoires: «Dans certains endroits, il a fallu renforcer le contrôle dans les salles d’opération car certains représentants n’hésitaient pas à s’y introduire sans être invités, réussissant même à se faufiler entre deux personnes qui badgeaient pour rentrer.» En France, une charte sera prochainement établie afin d’interdire ces pratiques. Aujourd’hui, selon des estimations internationales, seuls 1% des incidents liés à des dispositifs médicaux sont signalés. Trop peu, sans doute, pour faire bouger les choses.