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La domestication du cannabis, une histoire vieille de 12 000 ans

L’analyse du génome de 110 variétés de cette plante révèle comment, au fil de la sélection par l’homme, deux principaux groupes ont divergé: le chanvre, pour la production de fibres et de graines, et la marijuana, pour la production de cannabinoïdes dont l’intérêt médical est activement exploré

Dans la nature, les cannabinoïdes tels que le THC ou le CBD servent de défenses chimiques à la plante contre les organismes pathogènes.   — © (OLENA RUBAN/MOMENT RF)
Dans la nature, les cannabinoïdes tels que le THC ou le CBD servent de défenses chimiques à la plante contre les organismes pathogènes.   — © (OLENA RUBAN/MOMENT RF)

Chanvre? Marijuana? Cannabis? Ces noms renvoient à une même espèce végétale, Cannabis sativa. Au fil de sa domestication, cette plante s’est scindée en deux principaux groupes. Il y a, d’abord, les variétés destinées à la production de fibres (textiles et cordes) et de graines: c’est le groupe du chanvre.

Il y a ensuite les variétés qui produisent de fortes concentrations de composés chimiques nommés «cannabinoïdes», aux fameuses propriétés psychoactives, largement utilisées (mais illégalement dans la plupart des pays): c’est le groupe de la marijuana. Le terme cannabis, dans le langage commun, désigne la plante ou la drogue qui en est issue. Aucun de ces noms, cependant, ne correspond à une classification scientifique.

«L’histoire évolutive du cannabis a été très peu étudiée», relève Luca Fumagalli, de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne. Cette lacune est aujourd’hui comblée. Le parcours évolutif de Cannabis sativa a été retracé par une équipe internationale coordonnée par ce chercheur. L’aventure, qui nous est contée dans la revue Science Advances du 16 juillet, réserve quelques surprises.

Déjà au néolithique

Les auteurs ont analysé les génomes de 110 variétés de chanvre ou de marijuana: des plantes collectées dans la nature en Asie, des variétés locales parfois oubliées, des cultivars historiques, des hybrides modernes de chanvre et de marijuana. «Nous avons mis plusieurs années à récolter ces échantillons, avec une couverture géographique mondiale», confie Luca Fumagalli. Les interdits pesant sur la marijuana, il est vrai, ne facilitaient pas les choses…

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Les chercheurs ont déchiffré les génomes complets de 82 variétés, et analysé les données génomiques déjà publiées pour 28 autres variétés. Puis ils les ont comparés, en collaboration avec Nicolas Salamin du Département de biologie computationnelle de l’UNIL. Ils ont aussi modélisé différents scénarios évolutifs. Verdict: cette plante est une des toutes premières à avoir été domestiquées, au début du néolithique il y a 12 000 ans. «Cette domestication a eu lieu en Asie de l’Est, et non en Asie centrale comme on le croyait.» Cannabis sativa a vraisemblablement été cultivée comme source polyvalente de fibres, de graines et d’insecticides, ainsi que pour ses propriétés récréatives.

Très souvent, le gène qui produit le CBD a été perdu chez la marijuana, tout comme le gène qui produit le THC chez le chanvre

Luca Fumagalli, Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne

Autre surprise: aucune des plantes collectées dans la nature, même dans l’Himalaya, n’était à proprement parler sauvage. Toutes sont des plantes «férales», c’est-à-dire anciennement domestiquées puis retournées à la nature. «Il n’existe probablement plus de cannabis sauvage», résume Luca Fumagalli. L’étude révèle aussi que cette espèce a divergé non pas en deux, mais en trois lignées. La première regroupe de nombreuses variétés férales en Chine. Quant aux deux autres, elles rassemblent les variétés qui ont donné respectivement le chanvre et la marijuana, et se sont séparées l’une de l’autre il y a environ 4 000 ans. «A cette époque, l’homme a commencé à fortement sélectionner la plante pour ses capacités à produire soit des fibres, soit des cannabinoïdes.» Il y a eu très peu d’échanges génétiques entre ces deux lignées.

Retour en grâce du chanvre

Les auteurs ont aussi identifié les régions du génome sur lesquelles la sélection humaine s’est exercée depuis 4 000 ans. «Nous avons trouvé plusieurs dizaines de gènes d’intérêt, dont la fonction différait entre le chanvre et la marijuana», résume le généticien. Parmi eux, des gènes qui gouvernent la ramification de la plante. La marijuana, en effet, est très touffue et ramifiée, tandis que le chanvre forme une tige haute et peu ramifiée. Surtout, les chercheurs ont trouvé une activité différentielle de gènes impliqués dans la production des cannabinoïdes. On connaît une centaine de molécules de cannabinoïdes différentes. «Elles servent de défenses chimiques à la plante contre les insectes, les bactéries, les champignons…», explique Luca Fumagalli.

Les deux cannabinoïdes les plus abondants sont le tétrahydrocannabinol (THC) et le cannabidiol (CBD). Le chanvre, généralement, produit plus de CBD que de THC. La marijuana, pour sa part, contient des quantités très élevées de cannabinoïdes et surtout de THC, un puissant psychoactif. «Très souvent, le gène qui produit le CBD a été perdu chez la marijuana, tout comme le gène qui produit le THC chez le chanvre», résume le chercheur, mais ce distinguo n’est pas systématique. Les enzymes que produisent ces gènes, en effet, entrent en compétition pour transformer la même molécule soit en CBD, soit en THC.

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«Partout dans le monde, le chanvre a eu une très grande importance économique», raconte Luca Fumagalli. En Occident, sa culture a périclité au début du XXe siècle avec l’invention des fibres synthétiques. La culture de la marijuana, elle, a explosé au cours du XXe siècle, alors qu’auparavant, son utilisation restait locale et traditionnelle. Mais depuis dix ou 15 ans, on assiste à un retour en grâce du chanvre. C’est une culture très peu gourmande en eau et en engrais, à laquelle on a découvert de nouveaux débouchés industriels bon marché, comme l’isolation des bâtiments, la fabrication de structures automobiles…

Depuis peu, par ailleurs, les applications médicales des cannabinoïdes sont activement évaluées. Cette étude pourrait donc aider à sélectionner des variétés produisant des cannabinoïdes d’intérêt médical mais aussi récréatif, avec des profils chimiques spécifiques.