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D’où vient donc notre addiction à la narration?

Pourquoi les humains sont-ils à ce point épris de récits? Le cerveau est une machine à sécréter des histoires – et la fiction nous habitue à lire dans les pensées d’autrui

Children look at a Christmas illumination outside Tokyo Dome in Tokyo November 7, 2014. REUTERS/Yuya Shino (JAPAN - Tags: SOCIETY) - RTR4D9II
Children look at a Christmas illumination outside Tokyo Dome in Tokyo November 7, 2014. REUTERS/Yuya Shino (JAPAN - Tags: SOCIETY) - RTR4D9II

Nous sommes, vous et moi, des animaux narratifs: Homo sapiens est «le grand singe avec l’esprit conteur», selon l’expression de Jonathan Gottschall, chercheur évoluant à la frontière entre la théorie littéraire et celle de l’évolution. Nous sommes la seule espèce, dit-on, à avoir cette passion – encore qu’il soit déconseillé d’y mettre sa main au feu, comme on le verra plus loin. Notre cerveau, dans tous les cas, passe son temps à fabriquer des récits et à avaler insatiablement ceux que produisent les autres. «La narration est pour un humain comme l’eau pour un poisson – complètement englobante et presque impalpable», note Gottschall dans The Storytelling Animal. How Stories Make Us Human (Mariner, 2012). Mais pourquoi?

En dehors de la biologie et des sciences du cerveau, des essayistes se sont attelés à décrire et à motiver cette compulsion, tels qu’Umberto Eco dans Six promenades dans les bois du roman et d’ailleurs (1994) ou Nancy Huston dans L’espèce fabulatrice (2008). La fréquentation de la fiction, écrivent-ils, permet d’apprivoiser le monde réel et de produire du sens à partir des événements plus ou moins disparates de notre vie. Le constat était là, donc. Restait à ouvrir la boîte noire du cerveau pour voir comment cette particularité de notre espèce s’inscrit là-dedans. Restait, aussi, à essayer de comprendre pourquoi notre histoire évolutive nous a doté d’une pareille étrangeté.

La théorie de l’interprète

Si nous sommes à ce point épris de narration, c’est parce que notre compréhension du monde et de nous-mêmes est fabriquée par un système cérébral qui nous raconte des histoires en permanence. Le neuroscientifique Michael Gazzaniga, qui l’étudie et le décrit depuis une quarantaine d’années, l’appelle «l’interprète»: un mécanisme qui «élabore une narration à partir de nos actions et nous donne l’impression d’avoir un esprit unifié», écrit-il dans son dernier livre, Tales from Both Sides of the Brain. A Life in Neuroscience (Ecco/Harper Collins, 2015).

Notre cerveau utilise ce qu’il a sous la main et improvise le reste. La première explication qui semble faire du sens fera l’affaire

Les histoires que nous raconte l’interprète sont-elles vraies? L’interprète lui-même, si l’on ose dire, s’en fiche: il suffit pour lui qu’elles aient un minimum de cohérence. «Il utilise ce qu’il a sous la main et improvise le reste. La première explication qui semble faire du sens fera l’affaire», écrit Gazzaniga. La vitesse prime donc sur l’exactitude: «Ce mode de fonctionnement a un effet néfaste sur la précision, mais il facilite en général l’élaboration de nouvelles informations.»

Le processus par lequel le phénomène a été mis au jour est devenu lui-même un récit presque légendaire. Nous sommes au début des années 70. Gazzaniga mène des tests cognitifs avec des patients dont les hémisphères cérébraux ont été séparés chirurgicalement pour soulager les effets d’une épilepsie incurable. Chez ces patients, les deux moitiés du cerveau ne communiquent donc plus entre elles: aucune des deux ne sait ce que l’autre fabrique. Ce qui n’empêche pas les propriétaires de ces cerveaux de fonctionner normalement – à quelques détails près.

Expérience: on montre deux images à ces patients, une pour chaque œil, en prenant soin de séparer les yeux avec une cloison qui isole les deux champs de vision. L’œil gauche, connecté au cerveau droit, voit une allée enneigée. L’œil droit, connecté à l’hémisphère gauche, voit un poulet. On ôte ensuite la cloison pour montrer une série d’autres images aux deux hémisphères, demandant au patient de pointer du doigt celle qui s’apparie le mieux à celle qu’il a vue avant. La main gauche, pilotée par le cerveau droit, choisit une pelle.

«Pourquoi ce choix?» demande le chercheur. Le cerveau droit l’a choisie pour déblayer l’allée enneigée: normal. Mais le cerveau gauche, celui qui contrôle le langage et donc qui répond au chercheur, ne le sait pas: il n’a pas vu la neige, lui, il a vu un poulet… Pourquoi veut-il la pelle, alors? La réponse correcte consisterait à dire qu’il n’en a pas la moindre idée. Mais ça, il ne peut l’admettre: c’est contre sa nature. Il répond donc: «Parce qu’il faut une pelle pour nettoyer le poulailler!» C’est ainsi que, attelé à «concocter une histoire pour expliquer le pourquoi», le cerveau gauche du patient «avait affabulé à partir des indices disponibles», commente Gazzaniga dans Le libre arbitre et la science du cerveau (Odile Jacob, 2013).

Voilà donc «ce que notre cerveau fait à longueur de journée: il prend les impulsions venues de ses différentes régions et de l’environnement extérieur, et il les synthétise en une histoire qui fait du sens», écrit le chercheur en revenant sur la question dans Tales from Both Sides of the Brain. Si tout va bien, l’explication sera juste. Dans tous les cas, elle aura satisfait notre besoin de narration. «Nous, les humains, sommes toujours en quête d’un pattern, d’une cause et d’un effet, du sens des choses. Ce faisant, nous trouvons notre bizarre unicité.»

La théorie de l’esprit

Lire les pensées des autres, ce n’est pas une faculté paranormale: c’est ce que nous faisons sans arrêt, depuis tout petit. Notre cerveau sait faire cela, car il possède ce qu’on appelle la «théorie de l’esprit». Chacun de nous «théorise», très jeune, que les autres êtres humains sont dotés d’un esprit, et que celui-ci fonctionne de la même manière que celui qu’on sent à l’œuvre à l’intérieur de soi. Cela permet de faire des théories sur l’esprit des autres, cueillant des indices et les tricotant ensemble pour imaginer ce que nos semblables ressentent, ce qu’ils cogitent, ce qu’ils mijotent.

Voici le deuxième pilier de notre relation passionnée à la narration. «La théorie de l’esprit est un ensemble d’adaptations cognitives qui nous permettent de naviguer dans notre monde social. Membres d’une espèce intensément sociale, nous lisons donc de la fiction parce qu’elle mobilise notre théorie de l’esprit d’une façon particulièrement intense. Nous lisons des romans parce qu’ils font travailler notre théorie de l’esprit», écrit la narratologue Lisa Zunshine dans Why We Read Fiction. Theory of Mind and the Novel (Ohio State University Press, 2006). Ancré dans notre nature, massivement amplifié par la culture, notre penchant pour le récit semble ainsi avoir été sélectionné par l’évolution parce qu’il entretient et développe notre capacité fondamentale de lire autrui.

La «théorie de l’esprit» est un phénomène inné, elle est inscrite dans l’équipement de base de notre cerveau. Puissamment «culturogène», elle donne lieu à de gigantesques quantités de culture. Cette dernière devient une partie prépondérante de l’environnement qui influence à son tour notre évolution: nature et culture sont ainsi prises dans ce qu’on appelle désormais «coévolution».

Les animaux simulateurs

Sommes-nous vraiment les seuls? L’unique espèce dotée d’un esprit narratif et d’un penchant pour le récit? «Probablement», suggère Michael Gazzaniga. Parmi les chercheurs qui étudient les primates non-humains, ils sont pourtant nombreux à être d’un autre avis. Chez les grands singes, et peut-être même chez d’autres mammifères, on rencontre en effet un mécanisme narratif élémentaire, consistant à créer une réalité fictive à côté du monde réel. Les chimpanzés, les bonobos et les orangs-outans se révèlent capables d’orchestrer des mises en scène, faisant semblant que les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent.

Il en va ainsi de Kanzi, un bonobo étudié par la primatologue Sue Savage-Rumbaugh: «Il fait semblant de manger une nourriture qui n’est pas là, de nourrir les autres avec une nourriture imaginaire, de cacher cette nourriture, de la trouver, de la soustraire à d’autres individus, de la leur rendre, de s’enfuir avec une bouchée imaginaire.» Il en va de même pour Viki, la femelle chimpanzé que Cathy et Keith Hayes entreprennent d’élever chez eux comme un enfant humain dans les années 1940: la petite primate s’amuse, racontent-ils, à traîner derrière elle un jouet imaginaire, et même à faire semblant de l’avoir coincé quelque part, pour ensuite le dégager (exemples cités dans le recueil The Nature of Play: Great Apes and Humans, Guilford, 2005).

Que conclure? Si les prémices de la narration se rencontrent chez les grands singes (ou même chez les chiens, note Robert W. Mitchell dans Pretending and Imagination in Animals and Children, Cambridge University Press, 2002) et si le moteur de la littérature réside dans la biologie de notre cerveau, cela n’enlève rien à la grandeur et aux fourvoiements de la fiction, qui nous entoure dans des romans, des pièces de théâtres, des films et des séries TV, mais aussi des mythes religieux, des programmes politiques, des ragots, des théories du complot – et les récits de nos amis sur les réseaux sociaux.