Recherche
Les responsables des revues scientifiques monnaient très cher l’accès à leurs contenus, au détriment de la recherche. Un vent de révolte souffle sur les institutions, bien décidées à remettre la main sur ce savoir

[En partenariat avec Le Monde] Toute cette semaine, Le Temps vous emmène dans les coulisses de la science qui se fabrique, découvrir les cinq plaies de la recherche actuelle. Voici le second épisode. A lire aussi:
- Premier épisode: «Publish or perish», quand la science met les chercheurs sous pression
- Troisième épisode. La revue par les pairs sous le feu des critiques
- Editorial. Libérer le savoir scientifique
- Opinion. Publish or perish, à qui profite le crime?
- Alt-metrics, CRAC et bonus: dix choses à savoir autour des publications scientifiques
- Matthias Egger: «Les universités ont compris qu'elles devaient changer»
A qui la connaissance scientifique appartient-elle? Aux chercheurs, qui la produisent? Au public, qui la finance par ses impôts? Ni à l’un, ni à l’autre: elle est avant tout la propriété d’éditeurs, qui publient les résultats issus de la recherche dans des revues spécialisées… et veillent jalousement sur la diffusion de ce savoir. Malgré les critiques dont ce système fait l’objet, des modèles alternatifs peinent encore à s’imposer. Mais certains acteurs de la recherche semblent aujourd’hui bien décidés à donner un coup de pied dans la fourmilière.
Traditionnellement, les revues spécialisées qui publient les études scientifiques financent leur travail d’édition par la vente d’abonnements. Problème: ce modèle restreint beaucoup l’accès aux connaissances. «Il m’arrive de ne pas pouvoir lire un article intéressant parce qu’il a été publié dans une revue à laquelle mon université n’est pas abonnée. Et la situation est encore bien pire pour les chercheurs des pays moins riches. Sans parler de tous les autres membres de la société que ces résultats pourraient intéresser mais qui en sont privés: enseignants, créateurs de start-up, membres d’ONG…», s’agace Marc Robinson-Rechavi, chercheur à l’Université de Lausanne.
Lire aussi: Dans le laboratoire de la «fake science»
Le système actuel est par ailleurs très coûteux pour la société. «Les contribuables paient trois fois pour chaque article scientifique. D’abord, en rémunérant le chercheur qui fait les expériences. Ensuite en s’acquittant des frais d’abonnement aux revues. Et parfois encore une fois pour offrir un libre accès au contenu de l’article», s’insurge le président de l’EPFL, Martin Vetterli. Les bibliothèques universitaires dépensent des millions de francs en frais d’abonnement chaque année. Des frais qui augmentent de 8% en moyenne par année, d’après l’association européenne des bibliothèques de recherche Liber. De fait, la publication scientifique est un business extrêmement rentable pour les géants du domaine, Elsevier, Springer Nature et Wiley, dont les marges dépassent souvent les 30%.
Modèle alternatif
Un modèle d’édition alternatif à l’édition scientifique classique a émergé voilà une vingtaine d’années: celui de l’accès ouvert (ou open access). Les frais d’édition et de diffusion de chaque article sont payés en une seule fois à l’éditeur, le plus souvent par l’institution scientifique du chercheur. Les études sont ensuite publiées sur un portail numérique ouvert à tous. «Ce système accélère la procédure de validation des articles, tout en maintenant la revue par les pairs, ou peer review, qui est un gage de qualité. Des milliards de dollars seraient économisés au niveau mondial si on passait au tout open access», affirme Kamila Markram, la fondatrice de Frontiers, un éditeur en accès libre basé à Lausanne.
Les anciens journaux sont davantage pris en compte dans la promotion des carrières. Il faudrait que l'on incite les chercheurs à changer d’état d’esprit
Marc Robinson-Rechavi, chercheur à l’Université de Lausanne
De nombreuses revues en accès ouvert existent désormais, dont certaines sont largement reconnues pour la qualité de leur travail, à l’image du pionnier américain PLOS (ou Public Library of Science), à but non lucratif. Assez variables, les coûts de publication par article sont compris entre 1000 et 5000 euros en moyenne. Ce mode d’édition n’interdit donc pas les bénéfices pour l’éditeur! Pourtant, seuls 30% environ des articles sont actuellement publiés en accès ouvert. Un semi-échec qui s’expliquerait par le conservatisme du milieu, estime Marc Robinson-Rechavi: «Les anciens journaux sont davantage pris en compte dans la promotion des carrières. Il faudrait que l'on incite les chercheurs à changer d’état d’esprit.»
Justement, la Commission européenne a décidé que d’ici à 2020, toutes les études publiées par des scientifiques qui reçoivent de l’argent européen devront être diffusées en libre accès. La Conférence des recteurs des hautes écoles suisses a adopté une stratégie analogue, avec comme échéance 2024. «En France, on va aussi vers un renforcement de la publication en accès libre», affirme Marin Dacos, fondateur du portail français de diffusion de sciences humaines et sociales OpenEdition, chargé d’un plan sur la science ouverte auprès du Ministère français de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
Vent de rébellion
Certaines institutions scientifiques sont par ailleurs entrées en résistance. En Allemagne, plusieurs dizaines d’universités et bibliothèques sont en plein bras de fer avec le géant hollandais Elsevier pour obtenir de meilleures conditions d’accès aux articles publiés par leurs propres chercheurs. Elles menacent de ne pas renouveler leurs abonnements à la fin de l’année. Une telle stratégie avait déjà permis à l’association des universités hollandaises d’obtenir des concessions de la part d’Elsevier il y a deux ans. Des mouvements analogues se retrouvent aussi en Finlande et à Taïwan, notamment.
Ce vent de rébellion ne souffle sans doute pas par hasard aujourd’hui: outre le ras-le-bol lié à une situation qui perdure, l’apparition en 2011 du site pirate Sci-Hub pèse dans la balance. Opérant depuis la Russie, il offre l’accès gratuitement à plusieurs dizaines de millions d’études et de livres scientifiques. Une pratique certes illégale, mais qui garantit que les chercheurs continueront d’avoir accès à une bonne part de la littérature scientifique, quel que soit le résultat des négociations avec les maisons d’édition.
Est-on arrivé à un point de bascule? Martin Vetterli veut y croire: «Le monopole des éditeurs traditionnels va finir par tomber, à part peut-être pour certains titres très prestigieux comme Science et Nature, qui valent aussi pour leur travail de sélection.» Marin Dacos est également optimiste et explore de nouveaux modèles, dans lesquels les auteurs ou leurs institutions n’auront plus besoin de payer les frais d’édition de leurs articles, pourquoi pas grâce à une forme de financement participatif mobilisant les bibliothèques. Un nouveau chantier se profile cependant déjà à l’horizon: celui de l’accès non pas aux résultats de recherche, mais aux données expérimentales. Une mine d’informations pour l’heure encore peu partagée par la communauté scientifique…
Lire aussi: «Publish or perish: quand la science met les chercheurs sous pression»
Alerte aux prédateurs
Tout commence par un e-mail dans la boîte de réception d’un scientifique. On lui propose de publier dans une revue peu connue mais qui a toutes les apparences du sérieux. Les honoraires sont raisonnables. Le chercheur se laisse convaincre. Sauf qu’en fait, le journal en question n’existe pas. Ou alors, il est beaucoup moins coté que ce qu’il prétend. Ou encore, il est de piètre qualité. Bienvenue dans le monde trouble des «éditeurs prédateurs»…
«Avec le développement de l’édition en accès ouvert, les scientifiques ont pris l’habitude de payer pour publier. Certains acteurs douteux ont vu là une aubaine. Les pratiques sont variables, allant de la pure arnaque jusqu’à des revues honnêtes, mais qui offrent un service insuffisant», explique Jean-Blaise Claivaz, responsable Open Access et données de recherche à l’Université de Genève.
Méconnu il y a encore dix ans, le phénomène semble s’amplifier. D’après une étude parue en 2015 dans BMC Medicine, il existerait quelque 8000 journaux prédateurs dans le monde, publiant environ 400 000 études chaque année! Si le problème concerne d’abord les pays du Sud, il fait aussi des victimes parmi les chercheurs des pays plus riches. Il faut dire que repérer une revue frauduleuse n’est pas toujours facile. Jusqu’au début de l’année, les scientifiques pouvaient compter sur la liste fournie par un bibliothécaire américain, Jeffrey Beall, qui a cessé sa traque pour des raisons inconnues. Une liste blanche des revues sérieuses peut cependant toujours être consultée: le Directory of Open Access Journals ou DOAJ.