Coronavirus
Alors que l’obligation du port du masque à l’école a été levée ce lundi dans plusieurs cantons romands, deux visions s’affrontent en Suisse concernant les mesures à prendre pour les enfants, entre d’un côté ceux qui souhaitent abolir toute mesure sanitaire pour préserver le bien-être des plus jeunes, et les tenants d’une ligne nettement plus prudente. Décryptage

Cet article est publié en accès libre, vu l’importance de ces informations pour le débat public. Mais le journalisme a un coût, n’hésitez donc pas à nous soutenir en vous abonnant.
D’un côté il y a ceux, principalement des pédiatres, qui pensent que l’on devrait lâcher la bride aux enfants en réduisant drastiquement les mesures sanitaires à leur égard, justifiant cette décision par la dégradation de la santé psychique des plus jeunes et le rôle minime joué par ces derniers dans la transmission communautaire; et de l’autre des épidémiologistes et des scientifiques notamment de la task force qui, voyant les courbes des infections en hausse chez les 0 à 19 ans depuis l’apparition du variant Delta et l’augmentation du nombre d’hospitalisations pédiatriques dans certains pays, considèrent que l’on fait preuve d’imprudence en laissant librement circuler le virus dans ces tranches d’âge encore largement non vaccinées.
Depuis le début de la pandémie, le débat autour des enfants n’a cessé de cristalliser les tensions. Ce sont désormais deux camps qui, en Suisse, semblent s’affronter à coups de visions diamétralement opposées, laissant, au passage, de nombreux parents dans le flou le plus total.
Lire les articles liés:
Ces dissensions jusqu’ici diffuses ont pris une tournure très concrète avec la publication, le 20 septembre dernier, d’un communiqué de la Société suisse de pédiatrie (Pédiatrie Suisse), demandant «la réduction au strict minimum des tests de masse, de l’obligation du port du masque, ou les ordres de quarantaine» dans les écoles, ainsi qu’un manifeste du Groupement des pédiatres vaudois appelant notamment à «l’arrêt de la diffusion de messages stigmatisants relayés par les médias, pour les enfants et les jeunes sur leur rôle prétendument négatif et primordial dans cette pandémie».
Principes de santé publique…
Selon Pédiatrie Suisse, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, ces recommandations concernant la levée des mesures – à contre-courant de ce que préconisent toujours pour les écoles l’Académie américaine de pédiatrie, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), à savoir la conduite de tests réguliers, l’utilisation des masques, de filtres HEPA dans les cas où la ventilation naturelle ne suffit pas, ou encore la vaccination des enseignants – s’appuient sur le fait «que Delta n’engendre pas d’évolutions plus sévères de la maladie que les variants précédents», que «la charge globale de morbidité des enfants et des adolescents en Suisse est plus faible pour le Covid-19 que pour certains autres virus respiratoires», ou encore que «la stratégie de dépistage en Suisse depuis le début de la pandémie a été de permettre la contagion chez les moins de 6 ans et (partiellement) aussi chez les 6-12 ans».
Lire aussi: Qu’en est-il des hospitalisations liées au Covid-19 chez les enfants?
A noter que l’organisation regroupant les pédiatres de Suisse semble, depuis, avoir fait sensiblement marche arrière. Cette dernière signait en effet, quelques jours plus tard, une déclaration commune avec la task force annonçant notamment que les «flambées incontrôlées chez les enfants pouvaient être détectées par des tests salivaires réguliers et être combattues par une ventilation fiable, l’implémentation de senseurs de CO2, ou par le port du masque».
Il faut laisser circuler le virus afin d’immuniser les enfants avec un variant encore «gentil» pour eux, avant que le variant suivant ne fasse des dégâts bien plus graves
Le Groupement des pédiatres vaudois reste quant à lui convaincu que la circulation du virus dans les écoles ne représente pas un problème. «Nous n’avons observé aucune hausse du taux d’hospitalisations et de complications ni chez les enfants ni chez les jeunes avec l’apparition du variant Delta. Le covid long n’a encore pas de statistiques claires, mais il ne justifie en aucun cas des mesures délétères sur une population entière, affirme Claude Bertoncini, président du Groupement des pédiatres vaudois. Le port du masque, les tests répétitifs, les quarantaines et l’annulation des camps sont des mesures lourdes qui stressent les enfants et les jeunes avec des conséquences que tous sous-estiment.» Et le pédiatre d’ajouter: «Il faut laisser circuler le virus afin d’immuniser les enfants avec un variant encore «gentil» pour eux, avant que le suivant ne fasse des dégâts bien plus graves, le risque qu’il arrive étant fort au vu des différences scandaleuses d’accès à la vaccination dans le monde.»
Pour l’infectiologue et spécialiste de santé globale à Unisanté Valérie D’Acremont, la plupart des panels d’experts qui conseillent les autorités sanitaires ont une vision biaisée du problème. «Ces derniers sont souvent composés majoritairement d’hyper-spécialistes qui ne se penchent que sur les conséquences directes du Covid-19, or il est important de considérer le point de vue de pédiatres généralistes de terrain et de spécialistes en santé publique ou mentale qui possèdent une vision intégrée et se préoccupent aussi des effets indirects des mesures sanitaires, comme l’augmentation du nombre de consultations psychiatriques chez les jeunes, les décrochages scolaires ou encore la hausse des cas d’obésité.»
Lire aussi: Variant Delta à l’école: quels risques pour les enfants?
«La pandémie nous a fait perdre la mesure des choses, ajoute la professeure à l’Université de Lausanne. Les enfants jusqu'à 10 ans représentent 10% de la population suisse, ils présentent moins de symptômes et transmettent donc moins le virus que les adultes, contrairement à la grippe où ces derniers représentent clairement un réservoir épidémique en soi. Par ailleurs, ces derniers sont constamment infectés par d’autres virus, comme le virus respiratoire syncytial, qui peut aussi engendrer des complications. A-t-on fait porter jusqu’ici des masques aux enfants pour les protéger de ces maladies? Nous tendons vers une vision de plus en plus hygiéniste de la société, qui a elle-même un impact négatif sur la santé, par exemple via l’augmentation des allergies.»
… contre principe de précaution
En face, de nombreux scientifiques fulminent. Responsable du Centre de recherche sur les maladies virales émergentes des Hôpitaux universitaires de Genève, Isabella Eckerle estime que la Suisse se montre trop négligente face à la flambée de Covid-19 qui sévit dans les écoles du pays. «Nous sommes à la fin de la deuxième année de pandémie et il n’y a toujours pas de concept uniforme et clair pour les écoles. Il existe pourtant suffisamment de données scientifiques sur la façon dont ces dernières peuvent être conçues pour être fonctionnelles et sûres», écrit-elle sur son compte Twitter. Et la scientifique de mentionner notamment une étude conduite aux Etats-Unis par la CDC ayant montré que les écoles où le masque n’était pas obligatoire avaient 3,5 fois plus d’infections au Covid-19 que celles où ce dernier était requis.
Professeur de neurosciences à la Faculté de médecine de l’Université de Bâle, Dominique de Quervain abonde dans ce sens: «Si aucune mesure de protection n’est prise dans les écoles, on risque des épidémies de covid plus tard en automne et en hiver. Cela entraînerait plus de quarantaines ou même de fermetures de classes ou d’écoles, ce qui peut être stressant, relève ce dernier. L’incidence et la gravité du covid long chez les enfants étant encore inconnues, le principe de précaution doit s’appliquer, d’autant plus que la vaccination est bientôt à la portée des enfants de moins de 12 ans.»
Lire aussi: Quelles mesures pour diminuer la propagation des aérosols dans les écoles?
Pour Antoine Flahault, directeur de l’Institut de santé globale de l’Université de Genève, minimiser la transmission du Covid-19 revient «à mettre la poussière sous le tapis». «Les pédiatres suisses redoutent que les arguments avancés sur la circulation du virus chez les enfants ou sur les complications du covid pédiatrique ne finissent par faire peur aux autorités, aux parents, aux enseignants et conduisent à prendre des mesures qui pourraient s’avérer plus dangereuses que bénéfiques. Cela part d’un bon sentiment, mais le problème est que le postulat de départ est contestable. Le covid chez l’enfant n’est pas une promenade de santé pour tous. Certes de nombreux enfants continuent de faire des formes légères, et l’école est un droit inaliénable qu’il faut protéger à tout prix, mais ne peut-on pas trouver des moyens de mieux sécuriser les écoles et de protéger la santé des enfants sans obérer leur scolarité et menacer indûment leur développement vers l’âge adulte?»
Face à une maladie dont on ignore encore tous les contours, nous demandons simplement aux autorités de faire encore preuve d’un peu de prudence
Quant à la question d’immuniser les enfants naturellement, ce dernier appelle à la prudence: «Nul ne sait si l’immunité acquise contre les précédents variants protègera contre d’éventuels nouveaux variants. En revanche, on sait que laisser courir le virus chez les enfants entraînera des complications rares, mais évitables.»
L’argument est partagé par le groupe suisse de parents Protect the Kids, qui s’est récemment fendu d’une lettre ouverte cinglante à Pédiatrie Suisse, demandant des explications, toujours en attente. «Nous sommes obligés d’envoyer nos enfants à l’école, en échange nous attendons de l’Etat qu’il les protège, dénonce Christian Walter, porte-parole du groupe. Au lieu de cela, nos autorités utilisent les déclarations de Pédiatrie Suisse, dont on ignore les auteurs, qui comprennent très peu de sources et qui citent des études dont les conclusions vont dans le sens inverse de ce qu’ils veulent leur faire dire, pour lever toutes les mesures. Face à une maladie dont on ignore encore tous les contours, nous demandons simplement aux autorités de faire encore preuve d’un peu de prudence.»
Lire aussi: Le covid long peut aussi toucher les enfants
Des voisins plus prudents que la Suisse
Les pays qui nous entourent appliquent tous des protocoles plus stricts dans les écoles. La palme revient à l’Italie: masque obligatoire pour les enfants dès 6 ans, aération régulière des salles de classe et certificat covid exigé pour tous les adultes – professeurs comme parents. Résultat: 93% du corps enseignant italien est désormais vacciné.
L’Autriche applique elle aussi un large éventail de mesures. Les élèves doivent porter le masque à l’école dès qu’ils quittent leur salle de cours. Ceux qui ne sont pas vaccinés doivent se soumettre à trois tests hebdomadaires, dont au moins un test PCR.
La rentrée en Allemagne s’est déroulée dans un cadre strict qui a, depuis, été quelque peu allégé dans certains länder. Le masque a initialement été imposé dans l’ensemble du pays, ainsi que deux tests de dépistage hebdomadaires (à l’exception des élèves vaccinés ou guéris). Entretemps, quelques régions commencent à lever l’obligation de port du masque: la Sarre et la ville de Berlin l’ont fait ce lundi pour certaines tranches d’âge, la Bavière pour l’ensemble des élèves.
En France, le protocole a aussi été allégé en début de semaine dans les écoles élémentaires de 47 départements sur 101 connaissant une circulation moindre du virus. Le port du masque demeure cependant obligatoire pour tous les adultes. LT