Depuis 800 000 ans, la Terre connaît des variations cycliques de la température globale, son climat oscillant entre des périodes glaciaires et d’autres plus chaudes, tous les 100 000 ans environ. Or, ces intervalles de temps n’ont pas toujours été les mêmes. L’étude de sédiments marins a révélé qu’il y a plus d’un million d’années, les cycles de chaud/froid planétaires se succédaient plus rapidement, tous les 40 000 ans. L’équipe de Beyond Epica tente de comprendre ce phénomène qui pourrait bien avoir un lien avec la concentration en gaz à effet de serre dans l’atmosphère… «A l’époque, il y a 1,2 million d’années, la couche de glace était beaucoup plus faible, peut-être y avait-il plus de CO2 dans l’air à cette époque, se demande le physicien bernois. En comprenant mieux les processus climatiques du passé, nous pourrons mieux prévoir ceux du futur.»
C’est le célèbre glaciologue français Claude Lorius qui avait eu l’intuition d’utiliser la glace des pôles comme machine à remonter le temps, en regardant les bulles d’air s’échapper des glaçons dans son verre de whisky. Mais la méthode développée depuis cette découverte n’est pas assez précise pour mesurer les gaz dans les carottes datant d’un million et demi d’années. Car plus on s’enfonce dans les entrailles des glaciers de l’Antarctique, plus la neige est compressée. Ainsi, les 400 premiers mètres de glace archivent 15 000 ans d’histoire, alors que dans les couches qui intéressent les scientifiques de Beyond Epica, la même période de temps est comprimée dans un mètre de glace seulement. D’où le besoin d’une nouvelle méthode d’analyse avec une meilleure résolution, permettant de recueillir les gaz contenus dans un petit échantillon.
Et c’est justement ce que sont parvenus à mettre au point Hubertus Fischer et ses collègues de l’Université de Berne, en coopération avec le Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche (Empa), grâce à des lasers. Ils ont publié le résultat de leur recherche le 24 janvier dernierdans la revue Atmospheric Measurement Techniques. «Il a fallu trouver un moyen pour détecter de manière sensible la teneur en gaz à effet de serre (CO2, méthane et N2O) dans un tout petit morceau de glace d’un centimètre d’épaisseur, sans contaminer les échantillons avec l’air ambiant, ni faire fondre la glace pour éviter des réactions chimiques indésirables», expose Hubertus Fischer.
Pour ce faire, les chercheurs bernois ont été les premiers à mettre au point l’instrument idéal. Il contient un laser de 150 watts qui irradie la surface de la glace sous vide, ce qui entraîne une sublimation de l’eau, c’est-à-dire son passage direct de la glace (état solide) en vapeur d’eau (état liquide). Cette dernière est refroidie immédiatement et séparée physiquement des bulles d’air. Les ingénieurs de l’Empa ont, quant à eux, construit un système optique équipé de deux lasers qui mesure la teneur en gaz contenue dans un petit millilitre d’air extrait.
Une question de patience
Le processus au final est lent: il faut vingt minutes pour sublimer un centimètre de glace et extraire l’air piégé à l’intérieur. Or, les scientifiques prévoient d’analyser des centaines de mètres de carottes de glace! «Nous utiliserons surtout cette technique pour la glace la plus ancienne», précise Hubertus Fischer. Le forage en lui-même prendra aussi beaucoup de temps pour atteindre les 2700 mètres de profondeur. Selon le physicien, l’équipe pourra forer 200 mètres par semaine, si tout va bien, lors de la prochaine campagne qui durera deux mois. Et plus le forage est profond, plus il est lent, à cause des allers-retours nécessaires pour remonter les carottes.
Autre défi: le financement du projet, soutenu par l’Union européenne. Les partenaires de Beyond Epica se sont vus attribuer une contribution de l’Union européenne de 11 millions d’euros, tandis que les partenaires suisses de l’Université de Berne ont encore reçu 3 millions de francs suisses du Fonds national suisse (FNS) pour le forage. «Nous bénéficions de tout le support logistique de la base franco-italienne Concordia, mais nous devons payer pour le ravitaillement et le matériel», rappelle le chercheur bernois. La mission prenant fin en 2026, les chercheurs espèrent pouvoir continuer de faire les mesures par la suite. «Ce qui m’inquiète le plus, c’est la fin de la participation de la Suisse au programme de recherche et d’innovation Horizon Europe.» Il faudra encore de la patience aux scientifiques pour décrypter le climat passé de la Terre.
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