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Retirer du CO2 de l’atmosphère, c’est ce que les scientifiques appellent des «émissions négatives». Une forme d’oxymore qui dit assez l’imprévoyance qui a acculé les hommes à cette extrémité. Celle-ci est pourtant incontournable, ne serait-ce que pour compenser les émissions résiduelles de secteurs difficiles à décarboner, comme le transport aérien ou l’agriculture, fortement émettrice de méthane.
Sur le papier, plusieurs options existent pour y parvenir. La plus simple est de planter des forêts. Les arbres sont en effet de très efficaces puits de CO2, capté par photosynthèse et stocké dans les troncs, les branches et les racines, ainsi que dans les sols. Mais tout est question d’échelle. Un calcul approximatif montre que, pour séquestrer entre 100 et 1000 Gt de CO2, il faudrait, avec une forêt tempérée stockant 150 tonnes de carbone (soit 550 tonnes de CO2) par hectare, boiser une superficie de la taille de trois à trente fois la France métropolitaine. Même avec une forêt de type tropical, pouvant emmagasiner davantage de carbone, il faudrait un territoire grand comme deux à vingt fois l’Hexagone.
Rapportées aux près de 4 milliards d’hectares de l’étendue sylvestre mondiale actuelle, les surfaces requises correspondraient, en faisant l’hypothèse d’une productivité forestière moyenne, à un accroissement de l’ordre de 3,5% à 35%.
«Pari hasardeux»
Un objectif inaccessible pour la valeur haute et, même pour la valeur basse, difficile à atteindre. Il imposerait d’aller à rebours de la déforestation actuelle – entre 1990 et 2015, les forêts du globe ont perdu 130 millions d’hectares selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) – et de conserver les espaces boisés de façon pérenne, faute de quoi le CO2 absorbé repartirait dans l’atmosphère.
Une deuxième possibilité repose sur la «bioénergie». Elle consiste à faire pousser des arbres ou des plantes à croissance rapide – comme le miscanthus (ou «herbe à éléphant»), le switchgrass (ou panic érigé), le saule, le peuplier ou l’eucalyptus – afin qu’ils captent du CO2. Cette biomasse serait ensuite brûlée dans des centrales thermiques pour produire de l’électricité ou de la chaleur, le dioxyde de carbone issu de la combustion étant récupéré dans les fumées puis stocké dans des formations géologiques profondes, sur terre ou en mer.
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Là encore, les ordres de grandeur donnent le vertige. Selon le GIEC, il faudrait, pour contenir le réchauffement à 1,5°C, affecter jusqu’à plus de 700 millions d’hectares à ces cultures en 2050. Une étude parue début août dans la revue Nature Communications avance pour sa part une fourchette de 400 à 550 millions d’hectares entre 2050 et 2100. Chercheur à l’Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech), Benoît Gabrielle juge une telle perspective irréaliste. «S’en remettre à des solutions mobilisant des superficies aussi importantes est un pari hasardeux, pense-t-il. Mieux vaut accélérer la réduction des émissions dans tous les secteurs économiques.»
Aspirateur géant
Certes, aucun scénario ne prévoit de recourir exclusivement soit à l’afforestation – la plantation d’arbres –, soit à la bioénergie. Tous combinent les deux approches. Mais dans les deux cas, ce sont autant de terres qui seraient accaparées au détriment d’autres usages, notamment de la production alimentaire, avec des impacts potentiellement massifs sur les écosystèmes, la biodiversité ou les ressources en eau.
Une troisième voie est envisageable: la capture directe, par des procédés physicochimiques, du CO2 atmosphérique, puis son enfouissement. Plusieurs entreprises explorent cette piste, comme la PME suisse Climeworks, qui a mis au point une sorte d’aspirateur géant permettant de filtrer l’air ambiant et de piéger le dioxyde de carbone, pour l’injecter ensuite dans le sous-sol. La société a pour ambition d’éliminer ainsi 1% des émissions mondiales d’ici à 2025.
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Se pose toutefois la question de la viabilité de ces solutions. «L’efficacité de telles techniques n’est pas prouvée à grande échelle», souligne le GIEC. Plus direct, Philippe Ciais, directeur de recherche au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement et spécialiste du cycle du carbone, estime qu’«aujourd’hui, mis à part l’afforestation, l’humanité ne maîtrise pas les technologies des émissions négatives».
En particulier, la filière du captage et du stockage souterrain du CO2 reste encore dans les limbes. Après plusieurs décennies d’études et d’expérimentations, il n’existe encore, dans le monde, qu’une quinzaine de démonstrateurs de taille industrielle ou semi-industrielle. Car le coût de l’ensemble de la chaîne se chiffre en centaines de millions d’euros pour une installation de grande taille. Seule une tarification élevée des émissions de carbone, qu’il s’agisse de taxe ou de système de quotas, pourrait inciter les industriels à investir dans cette technologie.
Une difficulté de plus
S’ajoute, pour la capture directe du CO2, une difficulté supplémentaire. Dans l’air ambiant, ce gaz n’est présent qu’à de très faibles concentrations (de l’ordre de 0,04%), si bien que «ce procédé est beaucoup plus coûteux, en énergie et en argent, que lorsque le CO2 est récupéré sur une centrale thermique ou sur une usine», note Pierre Porot, directeur de recherche à l’IFP Energies nouvelles.
Plus globalement, une étude, parue en mai dans la revue Environmental Research Letters, évalue le prix des différentes méthodes conduisant à des émissions négatives: de 2 dollars à 150 dollars la tonne de CO2 extraite de l’atmosphère pour la reforestation, de 15 dollars à 400 dollars pour la bioénergie avec captage et stockage du CO2, de 30 dollars à 1000 dollars pour la capture directe. Des chiffres qui n’ont qu’une valeur indicative, tant les incertitudes sont grandes, mais qui, multipliés par des centaines de milliards de tonnes, atteignent de toute façon des montants astronomiques.
«Il faut être très lucide. Le recours à des émissions négatives ne repose pour l’instant que sur des scénarios théoriques, avec des interrogations majeures en termes de faisabilité et de risques, insiste Valérie Masson-Delmotte. Notre message n’est pas qu’il est possible d’attendre sans rien faire, au motif que nous saurions extraire du CO2 de l’atmosphère, mais au contraire qu’il faut agir plus vite pour faire baisser les émissions.»