Ibrahim Thiaw: «La priorité est de restaurer les terres partout où elles sont dégradées»
Environnement
AbonnéDe plus en plus de régions du monde sont confrontées à la sécheresse, ce qui accélère la perte des sols fertiles au niveau global. Des solutions existent, d’après le secrétaire général de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification

Italie, Espagne, Sud de la France, Californie… De plus en plus de régions du monde sont aujourd’hui confrontées à la sécheresse, en raison de l’accélération des changements climatiques. Cette sécheresse accroît la perte des sols fertiles occasionnée par les activités humaines, ou la désertification, qui fait déjà des ravages sur certains continents, en particulier en Afrique où elle met en péril la sécurité alimentaire.
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Adoptée en 1994, en même temps que les conventions de l’ONU sur le changement climatique et sur la diversité biologique, la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification (UNCCD) entend fédérer les efforts internationaux destinés à enrayer cette dégradation des sols. Son secrétaire général, le Mauritanien Ibrahim Thiaw, était de passage récemment en Suisse, où il est venu conclure un nouvel accord de contribution avec la Direction du développement et de la coopération, à hauteur de 400 000 francs suisses pour les années 2023-2024.
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Le Temps: Pourquoi la désertification est-elle aujourd’hui une problématique urgente?
Ibrahim Thiaw: Notre nourriture – et indirectement tout ce que nous consommons – provient de la terre. Or nous perdons actuellement des terres productives à grande vitesse, en raison du changement climatique et de mauvaises pratiques liées aux activités humaines, en particulier dans le domaine agricole. C’est cette perte de terre fertile qu’on désigne sous le terme de désertification. Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau: lors de l’adoption de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification, certaines régions d’Afrique y étaient déjà confrontées. Mais la désertification est de plus en plus répandue. On estime que d’ici à 2050, 90% des terres seront impactées par l’activité humaine, alors que dans le même temps, la population mondiale augmente. Comment produire plus, pour satisfaire une demande croissante, alors que nous n’aurons bientôt plus de réserves de terres? Si nous ne revoyons pas nos modes de production, nous allons nous retrouver face à un mur.
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Une des difficultés de la lutte contre la désertification réside dans son caractère insidieux…
Quand on parle de l’avancée du désert, on se figure parfois une vague de sable qui submerge brusquement les terres. Mais cette image n’est pas correcte. En fait, la désertification procède par petites tâches, dans des zones où les sols sont dégradés par les activités humaines. Progressivement, arrive un stade où la productivité agricole baisse, où les cours d’eau s’assèchent et où les sols perdent leur capacité à stocker le carbone. La formation d’un désert constitue la dernière étape de ce processus. Il est alors difficile d’agir – un peu comme quand un cancer est diagnostiqué seulement au stade où il est généralisé. Il est donc essentiel de prendre des mesures en amont, pour enrayer la dégradation des terres, ou les restaurer.
En quoi le changement climatique accentue-t-il la désertification?
Sécheresse et dégradation des sols sont deux phénomènes intimement liés. Or les sécheresses deviennent de plus en plus sévères en raison du réchauffement. Toutes les régions du monde y sont aujourd’hui confrontées, y compris certaines qu’on pensait jusqu’alors épargnées, comme l’Amazonie. Dans les zones arides et semi-arides, qui connaissaient déjà de tels épisodes par le passé, ils deviennent de plus en plus longs et intenses. La Corne de l'Afrique fait aujourd’hui face à une sécheresse historique: dans certaines régions du Kenya, de l’Ethiopie et de la Somalie, il n’a pas plu depuis près de cinq ans. Plus de 3 millions de personnes ont été contraintes de quitter leur maison et des centaines de milliers d’enfants souffrent de malnutrition. Même les chameaux meurent en grand nombre, alors que ce sont des animaux adaptés aux conditions sèches.
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Quelles sont les principales conséquences de la désertification?
Les populations qui en souffrent le plus sont celles qui dépendent du secteur primaire. Dans certaines régions du monde, quand les personnes ne peuvent plus cultiver la terre ou faire pâturer leurs bêtes, elles perdent tout. Pour survivre et faire vivre leur famille, elles sont contraintes de se déplacer vers d’autres régions plus favorables, ou de rejoindre les villes afin d’y chercher du travail. Dans le monde, environ 80% des migrations sont régionales, mais certains individus viennent aussi gonfler les rangs des candidats à la migration internationale. Une grande partie des migrants qui tentent de gagner l’Europe sont issus de pays en proie à la désertification, qui font aussi bien souvent l’objet d’une mauvaise gouvernance, comme la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, la Somalie, et les pays du Sahel. La désertification peut aussi mener à des conflits. C’est ce qui se passe dans certains pays du Sahel, par exemple le Mali, où la concurrence accrue entre éleveurs et cultivateurs pour l’accès à la terre et aux points d’eau amplifie des différends d’ordres ethnique et confessionnel. Cette situation renforce aussi le djihadisme, dont les représentants surfent sur le mécontentement des populations rurales. Le lien entre perte de nature et conflits devient de plus en plus évident à travers le monde, et commence à être pris en considération par le Conseil de sécurité de l’ONU.
Quelles solutions prônez-vous?
La priorité est de restaurer les terres partout où elles sont dégradées. Et la bonne nouvelle, c’est qu’il existe de nombreuses techniques pour y parvenir, accessibles à toutes et tous, même sans moyens importants. On peut citer l’agroécologie, plus respectueuse des sols que l’agriculture conventionnelle. Cette approche passe notamment par une réduction de l’usage des pesticides et le maintien d’arbres sur les parcelles agricoles. Certaines techniques agricoles traditionnelles issues des zones arides pourraient être généralisées: au Sahel par exemple, on creuse des petits barrages en forme de demi-lune pour retenir l’eau de pluie dans les lopins cultivés. Le maintien des zones humides naturelles et la promotion des systèmes d’élevage extensifs sont d’autres mesures favorables à la protection des sols. Mais pour agir efficacement, le système doit être considéré dans sa globalité. La lutte contre le gaspillage paraît ainsi primordiale, quand on sait qu’un tiers de la production alimentaire mondiale est perdu. Nous devrions tous nous interroger sur notre consommation, car chacun des produits que nous achetons a nécessité de l’eau et de la terre pour sa fabrication.
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Quel regard portez-vous sur le projet de grande muraille verte africaine, lancé il y a 15 ans déjà, et qui est emblématique de la lutte contre la désertification?
Ce projet entend restaurer 100 millions d’hectares de terres dégradées sur une bande de 8000 km de long allant de Dakar à Djibouti. Il ne repose pas uniquement sur des plantations d’arbres, comme la plupart des gens l’imaginent, mais sur la systématisation de diverses techniques évoquées plus haut. Ce programme a donné des résultats intéressants, ce qui est encourageant quand on considère le contexte économique difficile dans lequel se trouvent les pays impliqués. La grande muraille a aussi inspiré la création par l’Arabie saoudite en 2021 de l’Initiative verte du Moyen-Orient, qui entend restaurer 200 millions d’hectares de terres dégradées. Cette région est une des plus arides du monde et ses dirigeants commencent à prendre conscience des limites de leur richesse, puisque tout doit y être importé. La prochaine conférence des parties à la Convention se tiendra d’ailleurs en Arabie saoudite, à la fin de l’année prochaine.
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La Journée mondiale de lutte contre la désertification, le 17 juin, mettra l’accent sur la question de l’accès des femmes à la terre. Pourquoi avoir choisi ce thème?
Près de la moitié des producteurs agricoles dans le monde sont des productrices. Or dans la majorité des cas, elles ne sont pas propriétaires des terres qu’elles exploitent. Dans différents droits coutumiers, les femmes sont privées de leurs terres si leur mari décède, avec des conséquences désastreuses pour leur mode de subsistance et celui de leur famille. Alors que les inégalités entre hommes et femmes sont de plus en plus questionnées, nous avons voulu lever le voile sur cette injustice liée à l’accès au foncier, qui demeure largement méconnue.