C’est l’un des derniers cours d’eau sauvages d’Europe, une perle bleue qui dévale des montagnes du Pinde, en Grèce, pour se jeter dans la mer Adriatique, au-dessus de Vlora, en Albanie, après avoir slalomé sur 270 kilomètres entre les montagnes. Sur la première partie de son cours, en Grèce, on l’appelle Aoos, puis il prend le nom de Vjosa, en Albanie, mais ce fleuve est menacé par la construction de 38 barrages sur son bassin versant.

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«Les gouvernements qui se succèdent depuis une quinzaine d’années ont tous misé sur le développement de centrales hydroélectriques pour accompagner l’explosion de la consommation énergétique et faire tourner le secteur de la construction. Les projets se sont multipliés, plus de 500 dans tout le pays, explique Olsi Nika, directeur de l’ONG Eco Albania. Nous avons déjà exploité 45% du potentiel de nos cours d’eau et il serait temps que l’Albanie commence à diversifier son bouquet énergétique, par exemple avec l’énergie solaire. Il faut surtout améliorer l’efficacité du système de distribution: environ 30% de l’énergie produite est perdue.»

Nourriture et activités de plein air

Les communes de Përmet, Kelcyra et Tepelena, que traverse la Vjosa, tout au sud du pays, isolées près des frontières grecques, comptent parmi les plus déshéritées d’Albanie. Cela ne fait que quelques années que des routes correctes relient la région à Tirana mais, depuis la chute de la dictature stalinienne, en 1991, les habitants émigrent massivement en Grèce. Une perspective devenue toutefois beaucoup moins attractive cette dernière décennie, alors que la crise frappe durement ce pays.

La loi interdit expressément la construction de barrages sur le territoire du parc national, mais Giorgio se contente de soupirer que «la loi est toujours un concept relatif en Albanie»

Du temps du «régime», comme disent les Albanais, la ville de Përmet possédait de petites industries de transformation alimentaire, produisant du vin, des alcools ou des conserves, qui comptaient parmi les rares produits d’exportation du pays et qui étaient consommés jusqu’à Cuba. Près de la ville, les anciens «combinats» agroalimentaires ne sont plus que des ruines, même si de petits ateliers privés de transformation ont ouvert, pariant sur la qualité, affirmant produire du bio dans un pays où les contrôles sont inexistants.

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«Permët est connue pour sa nourriture, pour ses richesses naturelles et culturelles, mais également pour les activités de plein air que l’on peut y pratiquer. La commune est un terrain de jeu idéal pour les sports d’aventures, comme le trekking ou le rafting», explique Giorgio Ponti, responsable local de l’ONG italienne Cesvi, engagée depuis deux décennies dans des projets de coopération dans cette région. «Depuis trois ou quatre ans, les visiteurs sont de plus en plus nombreux et, désormais, environ 300 personnes vivent directement ou indirectement du tourisme. Cette amorce de développement responsable, basé sur la préservation de l’environnement, pourrait être cassée d’un coup si les barrages viennent corseter la Vjosa.»

Retombées économiques limitées

Le canyon de la Langarica, affluent de la Vjosa, qui se jette dans le fleuve à une dizaine de kilomètres de Përmet, est déjà affecté par la construction de trois petites centrales. «Ces barrages ont été construits dans le parc naturel de Bredhi Hotoves et ils ont de lourdes conséquences sur les roches karstiques du canyon, où l’on trouve de nombreuses grottes. Ils ont notamment modifié les cours d’eau souterrains», poursuit Giogio Ponti.

La loi interdit expressément la construction de barrages sur le territoire du parc national, mais Giorgio se contente de soupirer que «la loi est toujours un concept relatif en Albanie». Près du vieux pont ottoman qui marque l’entrée du défilé, la roche forme des piscines naturelles alimentées par des sources chaudes d’eaux thermales. Il n’y a pas d’établissement de cure, mais des connaisseurs viennent profiter des vertus des eaux soufrées. Les jeunes se retrouvent pour un barbecue avant de se prélasser dans les vastes cuvettes.

Il y a dix ans, si l’on m’avait demandé mon avis, j’aurais été pour les barrages, car je croyais que cela pouvait créer des emplois

Taulant, moniteur de rafting

La campagne «Save the Blue Heart of Europe», lancée par un collectif d’ONG dont Eco Albania, tente de fédérer les mobilisations citoyennes qui se développent autour de la protection des cours d’eau, en Albanie comme dans tous les Balkans, notamment en Bosnie-Herzégovine ou au Monténégro. «L’or bleu» qui dévale des montagnes est en effet considéré comme l’un des principaux atouts de la région, suscitant toutes les convoitises, même si les retombées économiques réelles des barrages sont très limitées.

Poids des lobbies de l’énergie

«Les sociétés de construction ont leurs propres employés et la gestion des centrales est presque entièrement automatisée, souligne Olsi Nika. Les gens se font avoir avec le mythe du développement, ils cèdent leurs terres pour une bouchée de pain et ensuite, quand ils n’ont plus rien, il ne leur reste plus qu’à émigrer.» «Il y a dix ans, si l’on m’avait demandé mon avis, j’aurais été pour les barrages, car je croyais que cela pouvait créer des emplois, raconte Taulant, moniteur de rafting. Mais aujourd’hui, je serais le premier à descendre dans la rue pour manifester contre ces projets».

Le jeune homme aura peut-être bien vite l’occasion de se mobiliser: il y a tout juste un an, le Ministère de l’énergie albanais annonçait que le projet de barrage de Kalivaç, dont la construction avait été stoppée quelques années plus tôt, serait repris par une société turque. Un mur de béton de 350 mètres de long et de 45 mètres de hauteur pourrait bientôt noyer 1700 hectares et plusieurs villages des bords du fleuve. Lors de la dernière campagne électorale, le premier ministre socialiste Edi Rama avait promis l’arrêt des projets de barrage sur la Vjosa, mais le poids des lobbies de l’énergie et de la construction s’est, encore une fois, révélé le plus fort.

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