Les rivières volantes, des fleuves qui ne manquent pas d'air
écologie
Ces curiosités atmosphériques qui filent à débit fou au-dessus de la canopée amazonienne jouent un rôle crucial dans le climat de l’Amérique du Sud. Une exposition leur est consacrée à Lausanne

Quelque part au-dessus de nos têtes s’écoulent des torrents bondissants, dont un seul remplirait les 89 milliards de mètres cubes du Léman en un peu plus de quatre jours, alors que notre pauvre Rhône anémique mettrait quinze ans pour accomplir la même tâche. Mais ces «rivières volantes» sont aussi puissantes que discrètes, l’eau qu’elles charrient se composant essentiellement de vapeur invisible.
Ces curiosités de la nature, dont la science commence à cerner l’importance pour l’homme et pour l’environnement, font l’objet dès ce samedi d’une exposition temporaire à l’aquarium-vivarium Aquatis à Lausanne dont on peut saluer l’intérêt mais déplorer l’aspect succinct, tant le sujet est passionnant.
Une tribune publiée dans nos pages: L’Amazonie, «cœur climatique» de la Terre, est menacé
Les rivières volantes ont été observées dans la forêt amazonienne du Brésil, dont les arbres produisent une importante évapotranspiration, émettant quotidiennement jusqu’à 20 milliards de tonnes de vapeur d’eau. «C’est plus que ce que le fleuve Amazone charrie chaque jour, 17 milliards de tonnes», précise l’explorateur suisse Gérard Moss, qui étudie le phénomène aux côtés des scientifiques depuis 2006.
Pompe biotique
Les flux de vapeur se meuvent sous l’influence d’un jeu de changements de pression complexes entre l’océan Atlantique et la forêt, mécanisme nommé «pompe biotique» par les scientifiques. On pourrait le résumer comme suit: en s’échappant des feuilles, la vapeur d’eau monte en altitude jusqu’à environ 4000 mètres, où le froid provoque sa condensation sous forme liquide. Cette disparition d’une grande quantité de gaz raréfie l’air. Un tel déficit de pression aspire l’air au niveau du sol. C’est alors que le phénomène se répète au sol: l’air se raréfie, la pression baisse, ce qui attire de l’air, cette fois en provenance de l’océan. Fraîche et humide, cette bouffée marine entraîne d’importantes précipitations.
Que les arbres pompent d’importantes masses d’air frais n’a que récemment été mis en évidence par les scientifiques dans plusieurs articles. Ce phénomène aurait une importance cruciale pour les écosystèmes locaux: on estime en effet que dans les zones forestières continentales de l’Amazonie, jusqu’à 70% des précipitations proviennent de la forêt, et non directement de l’océan.
«Les rivières volantes ont changé le regard des Brésiliens sur la forêt»
Le manège de ces volutes géantes est parfaitement invisible, sauf lorsque le froid entraîne la formation de modestes nuages au-dessus de la canopée. A l’échelle de l’Amérique du Sud, les rivières volantes progressent de l’Atlantique vers la cordillère des Andes, où elles se déversent et alimentent en retour les cours d’eau amazoniens.
Oxygène 18
«On entend souvent dire que l’Amazonie est le poumon de la Terre, rappelle Antonio Donato Nobre, spécialiste de la forêt à l’Institut national de recherche spatiale du Brésil. Mais ce rôle de pompe biotique est tout aussi important, si ce n’est plus.»
Pour le mettre en évidence, Gérard Moss a survolé les rivières volantes en avion, puis en ballon, afin de prélever un peu de leur vapeur d’eau. A l’aide d’autres scientifiques, il a analysé la compositions isotopiques des échantillons, qui diffèrent d’une région à une autre, et les a comparées avec celles d’échantillons prélevés dans les eaux de pluie de 900 points répartis dans tout le Brésil.
Résultat, son équipe a mis en évidence des compositions isotopiques en oxygène 18 identiques, alors que les échantillons de rivières volantes et de pluie étaient prélevés à des milliers de kilomètres de distance. «Nous avons pu montrer et expliquer aux Brésiliens que la pluie qui tombe à Rio ou São Paulo ne vient pas que des côtes, mais aussi en partie de l’Amazonie. Cela a changé le regard de la population sur la forêt», raconte l’explorateur.
Point de non-retour
Mais les rivières volantes coulent sous le couperet de la déforestation galopante à laquelle se livre le Brésil, «des actes criminels liés au crime organisé et à des business de mafia, avec l’accord tacite du gouvernement», déplore Antonio Donato Nobre.
Notre éditorial: Droit d’ingérence écologique en Amazonie
Sans l’humidité et la fraîcheur ramenées par les arbres, les pluies se feraient plus rares, entraînant de potentielles sécheresses, y compris à des milliers de kilomètres. Sans compter que les températures grimperaient, et que les autres fonctions forestières de régulation climatique ou de filtration de l’air disparaîtraient également.
Our house is burning. Literally. The Amazon rain forest - the lungs which produces 20% of our planet’s oxygen - is on fire. It is an international crisis. Members of the G7 Summit, let's discuss this emergency first order in two days! #ActForTheAmazon pic.twitter.com/dogOJj9big
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) August 22, 2019
Que l’Amazonie soit le poumon ou le cœur de la planète, son rôle dans le climat mondial appelle à la protéger. «Si on perd l’Amazonie, alors le climat de la planète franchira un point de non-retour», juge Antonio Donato Nobre.