Aucun barrage n’échappe à ce phénomène. C’est pour cette raison que trois scientifiques canadiens ont passé en revue les données disponibles sur plus de 47 000 installations de 150 pays — soit environ les trois quarts des retenues d’eau de la planète — pour déterminer leur vitesse de comblement. Ils publient leurs résultats dans la revue Sustainability.
Selon ces travaux, les retenues construites aux Seychelles, au Japon, à Panama et en Grande-Bretagne seraient les plus menacées: elles pourraient perdre 35 à 50% de leur capacité de stockage en vingt-cinq ans. A l’inverse, les barrages du Bhoutan, du Cambodge, d’Ethiopie, de Guinée et du Niger seraient les moins affectés.
Plus inquiétant, les nouvelles infrastructures en projet ou en construction ne compenseront pas la perte de capacité de stockage d’eau douce dans le monde engendrée par la sédimentation, écrivent les auteurs, qui expliquent que leur «article est une alerte sur ce défi mondial croissant de l’eau», insistant sur la menace qui pèse sur la disponibilité en eau douce – pour la consommation humaine et pour l’irrigation – ainsi que sur la production hydroélectrique.
L’évolution spectaculaire du lac Mead, au Nevada
Tous les barrages ne sont pas logés à la même enseigne. «Tout dépend du niveau d’érosion en amont de la retenue», explique Giovanni De Cesare, en s’appuyant sur l’exemple du lac Mead, près de Las Vegas (Nevada), créé par le célèbre Hoover Dam qui barre la route du Colorado. «Il y a deux types de sédiments: les gros grains, le gravier, qui forment ce qu’on appelle un «delta», une sorte de barrière qui progresse d’amont en aval dans le lac. Il y a également les substances fines, qui vont se déposer au fond de ce dernier.»
Mis en eau à partir de 1935, le lac Mead n’a atteint sa capacité de stockage initiale qu’au bout de dix ans. Mais dès 1938, un delta a commencé de se former en amont qui a progressé de 65 kilomètres dans les treize années qui ont suivi! «C’est autant de volume qui n’a jamais pu se remplir d’eau.»
En 2009, des travaux ont estimé que la perte de stockage des barrages en Europe et en Russie pourrait atteindre 80% à l’échéance 2080. «Quand on regarde les données, on s’aperçoit qu’il existe une variabilité considérable.» La perte annuelle de volume s’étend, suivant les estimations et la localisation des sites dans le monde, de 0,2 à 70%! «Les infrastructures suisses sont relativement protégées contre la sédimentation, puisqu’on estime le volume de stockage perdu à seulement 5% depuis les années 1980.»
Des rivières qui ont faim de sédiments
Outre la baisse de volume utile, les sédiments engendrent toute une série de problèmes: ils contribuent ainsi à l’érosion des installations hydroélectriques (vannes, turbines). «Ils peuvent aussi mettre en péril la sécurité de la retenue», souligne Giovanni De Cesare. En effet, tous les barrages disposent, dans leur partie inférieure, d’une ouverture qui permet de vidanger le réservoir, par exemple en cas de séisme ou de précipitations extrêmes.
S’il y a trop de sédiments accumulés, ce dispositif peut être obstrué. «C’est pour cela qu’on vérifie tous les ans que cette vidange fonctionne correctement. Cela permet aussi de rendre un peu de sédiments en aval, faute de quoi le cours d’eau peut se dégrader.»
C’est ce que les spécialistes appellent les «rivières affamées» (hungry rivers): quand elles ne reçoivent pas assez de sédiments, leur lit se creuse et les berges s’érodent, ce qui perturbe la faune et la flore qui y vivent. A l’EPFL, une thèse est en cours sur la création de crues artificielles, par ouverture de la vidange de fond, pour nourrir de sédiments les cours d’eau en aval des retenues, avec éventuellement l’ajout artificiel de sédiments grossiers.
«C’est d’ailleurs une obligation légale dans la Confédération, puisque la loi impose un assainissement de la force hydraulique d’ici à 2030, en assurant la dynamique naturelle du charriage des rivières.»
Pour prévenir la sédimentation, le Japon et la Suisse se sont fait une spécialité dans la diversion des crues: «C’est un peu comme si on créait une autoroute de contournement d’un péage en cas d’embouteillage, explique Giovanni De Cesare. Un tunnel relie le cours d’eau en amont et en aval de la retenue, qu’on ouvre en cas de crue pour évacuer l’eau très chargée en sédiments.» Des études au Japon ont montré que le flux de matières peut ainsi être réduit d’environ 80 à 95%.
Six barrages sont déjà équipés d’un tel système dans la Confédération. Cinq d’entre eux ne sont utilisés que quelques jours par an. Le sixième, celui de Pfaffenstprung (UR), fonctionne en moyenne cent à deux cents jours par an en raison de la grande quantité de sédiments transportés par son cours d’eau, la Reuss. Ce contournement affiche ainsi une efficacité supérieure à 90%.
Rehausser les infrastructures
Pour maintenir une importante capacité de stockage, les ingénieurs disposent de nombreuses techniques. «On peut par exemple surélever la retenue pour augmenter son volume utile et compenser ce qui est perdu au fond.» C’est ce qui a été fait sur le barrage de Luzzone (TI), dont la hauteur a été portée, dans les années 1990, de 208 à 225 mètres, ou encore sur celui de Mauvoisin (VS), rehaussé de 13,5 mètres à la fin des années 1980.
Ce dernier a également été l’objet d’un rehaussement du dispositif de vidange, pour le rendre moins vulnérable au dépôt sédimentaire. Celui de Gigerwald (SG) devait de son côté être vidé cet automne pour réaliser une opération similaire, avant que son exploitant Axpo ne décide d’interrompre les travaux, pour privilégier la sécurité d’approvisionnement électrique d’un hiver qui s’annonçait difficile. Le chantier a été reporté à l’hiver 2024-2025.
Dans certaines retenues, les opérateurs disposent d’une méthode relativement simple pour abaisser le niveau de sédiments fins. «On peut draguer le fond des petits lacs comme on le fait dans les ports.» De son côté, l’EPFL travaille à son projet Sedmix. «L’idée est de maintenir les sédiments en suspension dans l’eau, de manière qu’ils s’évacuent lors du turbinage», précise Giovanni De Cesare.
Un prototype est prévu, qui sera déployé successivement dans trois retenues. Il agira en quelque sorte comme un mélangeur géant dont les tests permettront de déterminer son efficacité, d’observer le niveau d’abrasion des turbines et bien sûr de repérer un éventuel effet délétère sur la faune des lacs. «Nous disposons de toute une palette de contremesures, mais le plus efficace reste la lutte contre l’érosion en amont des retenues, et l’installation de tunnels de contournement pour les crues!»