Comme beaucoup de ses concitoyens, le biologiste Sebastian Kirppu a donc pris l’habitude de s’arrêter sur un parking, un peu au hasard, pour s’enfoncer sous les frondaisons. Sauf que le plus souvent il se retrouve dans un «champ de poireaux», plutôt que dans une vraie forêt: «Premier indice: il n’y a pas d’arbres morts, remarque-t-il aussitôt. Regardez ensuite ces arbres alignés… Ce sont toujours les mêmes résineux, et la finesse de leur écorce indique qu’ils ont entre 40 et 50 ans… Ils ont cependant la même taille que les arbres des forêts naturelles, multiséculaires. C’est parce qu’ils ont été plantés sur des marais asséchés, ou d’anciennes prairies. Ils poussent très vite et leur bois n’est pas de bonne qualité: ils finiront en pâte à papier.»
Ils poussent très vite et leur bois n’est pas de bonne qualité: ils finiront en pâte à papier.
Sebastian Kirppu, biologiste
Ce constat sans appel peut être fait dans la majorité des massifs du pays. La Suède s’est bâtie en consommant sa forêt – qui a alimenté les forges, les verreries, puis les papeteries – et ce, depuis des siècles. Mais en ce début de 2021, c’est comme si une partie de l’opinion publique en avait pris conscience. Selon l’Université suédoise des sciences agricoles, la Suède ne compte que 3,4 millions d’hectares de forêt de plus de 140 ans, soit 12,6% du total.
Et ces oasis sont menacées: une série d’enquêtes du quotidien Dagens Nyheter montre que les forêts anciennes continuent d’être décimées. Des documentaires assènent les mêmes accusations, sur les écrans. Même Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne, constatait récemment en présentant son plan climat qu’en Suède «les forêts sont en moins bon état qu’avant», et lui conseillait d’adapter «sa stratégie forestière au challenge de la hausse des températures».
Réserve de Skatudden
Si apparemment une jeune forêt stocke autant de carbone et présente les mêmes vertus qu’une ancienne, une «plantation» n’a rien à voir avec le biotope complexe qu’offre une «vraie» forêt. Pour le démontrer, Sebastian Kirppu nous emmène dans la réserve de Skatudden, à une centaine de kilomètres au nord de Stockholm. Le sol est plus accidenté, couvert de mousse, et la marche est entravée par des bouleaux, des épicéas et des pins de toutes tailles.
Pour estimer leur âge, le biologiste compte moins sur sa foreuse à main que sur la présence d’espèces témoins: «Vous voyez ces plaques sombres sur les écorces, avec des points blancs… Ce sont des lichens qui ne poussent que sur les épicéas de plus d’un siècle. Et ça, c’est Goodyera repens, ajoute-t-il en dénichant une plantule au milieu de la mousse, une petite orchidée typique des vieilles forêts. Si vous coupez les arbres, elle disparaît.» Mais ce qui l’intéresse encore plus, c’est le bois mort: «Dans nos forêts boréales, c’est dans ces arbres en décomposition que l’on trouve la plus grande biodiversité. Ils font vivre des centaines d’espèces de lichens, de champignons, d’insectes. En se décomposant très lentement, ils permettent d’avoir ce sol riche et épais, qui est une des plus importantes zones de stockage de CO2 de notre planète.»
Incendies ravageurs
Si la biodiversité permet de s’adapter plus facilement aux bouleversements induits par le changement climatique, son absence peut expliquer en partie les fléaux qui s’abattent sur la Suède. Durant l’été 2018, le pays a été pris au dépourvu par des incendies qui ont consumé 25 000 hectares de forêt, phénomène plutôt inhabituel à ces latitudes. Les arbres sont aussi fragilisés par le scolyte, un coléoptère xylophage dopé par les vagues de chaleur mais aussi par la monoculture d’un même arbre, qui permet une propagation accélérée. Selon Skogsstyrelsen, l’Agence suédoise des forêts, 8 millions de mètres cubes de bois ont été infestés l’année dernière. Pour le forestier et expert Peter Lindgren, «si l’abattage avait été mené en tenant compte des principes biologiques, de la biodiversité – et pas seulement des rendements –, les effets de ces catastrophes auraient été beaucoup plus faibles».
Ce débat, en tout cas, polarise la Suède, pays qui se vend comme un modèle environnemental mais où les produits forestiers représentent 10% des exportations, 120 000 emplois, et où l’Etat est le plus grand de tous les propriétaires. L’industrie réfute tout manquement, et met en avant sa gestion qui permet à un pays disposant de 1% des forêts de fournir 10% du bois et du papier utilisés dans le monde. Elle rappelle que la Suède, surtout dans sa moitié sud, a perdu une grande part de ses arbres au cours de la révolution industrielle et qu’elle compte aujourd’hui deux fois plus de surface forestière qu’il y a un siècle.
Coupes à blanc
Les défenseurs de l’environnement, pour leur part, demandent un arrêt immédiat de l’exploitation des forêts anciennes, et s’appuient sur les reportages des médias suédois qui dénoncent la persistance des coupes à blanc notamment en Laponie, sans l’accord des populations mobilisées. «En Suède, il n’y a que 6% de la forêt qui est classée en réserve ou en parc national. Ailleurs, vous pouvez faire ce que vous voulez», dénonce Sebastian Kirppu.
Une enquête forestière commandée par le gouvernement, et rendue publique le 30 novembre dernier, a suggéré la protection d’une bande de 100 km de large suivant la chaîne de montagnes qui sépare la Suède de la Norvège. Selon Agneta Ögren, qui l’a supervisée, il s’agit de «la dernière zone d’Europe occidentale où l’on peut protéger un tel écosystème, avec une énorme diversité biologique». L’indemnité versée aux propriétaires s’élèverait à 1,5 milliard de francs. Une somme importante, mais que la Suède, qui «a exigé que les forêts tropicales de l’Amazonie et de Bornéo soient préservées», se doit aussi d’investir pour sauvegarder son propre patrimoine.